Dixit Laurent Laplante, édition du 18 décembre 2003

Un coupable en quête de justice

À force de lire les supputations de toutes natures au sujet du tribunal qui conviendrait le mieux à l'éventuel procès de Saddam Hussein, c'est le titre de Pirandello qui revient en mémoire : « Six personnages en quête d'auteur ». Alors même que tournent encore en boucle les images dégradantes d'un dictateur offert à la curiosité morbide, voilà, en effet, qu'un accusé ignore qui sera son juge et qu'on instruit contre lui un procès auquel font défaut les prérequis d'une justice crédible. On ne semble même pas s'apercevoir qu'aucun tribunal digne de ce nom n'est construit selon le gabarit d'un unique accusé.

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Étrangement, les premières questions proviennent du fait que Saddam Hussein ait été capturé vivant. L'empressement avec lequel on a liquidé les deux fils du dictateur déchu au lieu de les arrêter incitait à croire, en effet, qu'on appliquerait au père la même justice expéditive. Qu'on ne l'ait pas fait en a d'ailleurs mystifié plusieurs. Des rumeurs veulent d'ailleurs que le tyran, trahi et vendu, ait été neutralisé plusieurs jours avant d'être officiellement capturé par les soldats américains, ce qui rendait la liquidation un peu délicate. Même si ces ragots s'avéraient sans fondement, l'étonnement demeure : un Hussein vivant est plus embarrassant qu'un ancien allié réduit au silence par la mort. À ce mystère, il n'y a pas encore de réponse convaincante. On peut présumer, cependant, que la Maison-Blanche est pleinement consciente des risques que représente l'éventuel témoignage de Saddam Hussein et qu'elle saura faire aussi bien (ou aussi mal) que dans le cas de Noriega.

N'accordons pourtant pas une importance démesurée à l'aspect explosif de l'éventuel témoignage de Saddam Hussein. Que Hussein confirme par un témoignage public qu'il fut longuement l'allié des États-Unis, cela, loin de l'aider, pourrait achever de le discréditer devant l'opinion arabe sans vraiment embarrasser un public américain. L'imaginaire américain, ainsi que l'affirme avec cynisme des gens comme Perle, s'intéresse davantage aux victoires qu'aux moyens et aux accointances qui les ont préparées.

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Les hypothèses pullulent quand au choix du tribunal le plus adapté à la situation et aux risques de révélations embarrassantes. On aimerait pouvoir rejeter d'emblée l'idée d'un tribunal militaire américain siégeant à huis clos, mais le mépris des Ashcroft et des Rumsfeld pour les décences judiciaires, les conventions internationales et les droits des accusés est tel qu'on ne peut rien tenir pour acquis. À Guantanamo, en Irak, en Afghanistan et même en sol américain, des milliers de personnes sont immoralement privées de liberté sans que sourcille la conscience des responsables. Saddam Hussein ne sera sans doute pas traité de la même manière, mais ce ne sera certes pas par grandeur d'âme ou par un retour inattendu des scrupules. Déjà, on sait que Saddam Hussein est présentement soumis à d'intenses interrogatoires, tout comme le sont plusieurs de ses anciens collaborateurs. L'idée même de lui donner accès aux services d'un avocat ne vient même pas à l'esprit de ses geôliers.

On sait également que les États-Unis tiennent farouchement à accorder à leur propre justice préséance sur tout autre système judiciaire. Un GI accusé d'agression sexuelle au Japon sera plus souvent jugé par les siens que par un tribunal nippon. Dès lors, si les Américains s'en remettent aux Irakiens du soin de juger Saddam Hussein, concluons sans risque que la cour irakienne devra appliquer le livre du maître. Sur cette lancée, on peut également présumer que l'éventuel procès de Saddam Hussein se déroulera selon le calendrier de la politique républicaine. Le lieu, le moment, les modalités, tout cela sera déterminé de manière à ne jamais nuire à la campagne électorale de George Bush.

Que sait-on encore ? Le peu de sympathie des États-Unis à l'égard des tribunaux mis sur pied par l'ONU pour connaître des crimes commis au Rwanda, en Sierra Leone et dans l'ex-Yougoslavie. D'une part, parce qu'ils sont moins volontiers à la botte. D'autre part, parce qu'ils n'imposent jamais la peine de mort. Une certaine opinion américaine, dont l'aspirant démocrate Lieberman se fait l'ardent porte-voix, insiste déjà pour que le tribunal appelé à juger Saddam Hussein puisse le condamner à mort. Comme quoi la confusion est grande entre la justice et la vengeance.

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Les zones d'ombre ne sont pas résorbées pour autant. On tient pour acquis, et bien peu s'attaqueront à cette certitude, que Saddam Hussein doit être jugé pour ses crimes. On ignore, en revanche, pourquoi plusieurs de ses pareils écoulent des jours heureux sans être même talonnés par une quelconque justice. Que Charles Taylor jouisse de la même retraite dorée que les Marcos, Pinochet ou Duvalier et qu'il puisse un jour regarder le procès de Saddam Hussein sur écran géant dans sa confortable villa, voilà qui étonne. Et scandalise.

On en arrive ainsi à l'énigme centrale. Comment croire à une justice, quelle qu'elle soit, si ses engrenages sont minutieusement mis au point en fonction d'un unique accusé ? Tout comme les lois rétroactives répugnent à tout esprit sain, les tribunaux construits sur mesure et pointés d'avance vers la condamnation d'un humain contredisent l'idée même de justice. Le cheminement normal est inverse : la loi existe et le pouvoir exécutif défère devant les tribunaux quiconque contrevient à la loi. D'avance, les crimes sont définis. D'avance, les garanties d'indépendance judiciaire sont offertes. D'avance, l'accusé et le public savent quels sont les précédents, les peines envisagées, la procédure la plus probable. Dans ce cas-ci, de quoi est-on assuré d'avance ? Ni d'une quelconque parenté entre les tribunaux créés par l'ONU et celui que téléguideront les Américains, ni des peines encourues, ni des possibilités d'appel, ni des moyens de défense reconnus à l'accusé.

Il faut donc rappeler deux choses. La première, c'est que la capture de Saddam Hussein n'a rien à voir avec le conflit qui couve en Irak comme un feu mal éteint. Ce ne sont pas les crimes du tyran qui ont provoqué l'invasion. La capture de Hussein ne doit pas faire oublier que cette invasion est, plus clairement que jamais, injustifiée et que le procès du dictateur ne peut être qu'un mauvais alibi. La deuxième, c'est qu'il n'y aura de véritable justice internationale qu'au moment où tous les dictateurs sauront d'avance et indépendamment des services rendus à l'hégémonie américaine qu'ils subiront la même loi, les mêmes procès et les mêmes peines. Le tribunal sur mesures, quel que soit le soin mis à le créer, contribuera toujours à perpétuer l'injustice et l'arbitraire.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031218.html

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