Dixit Laurent Laplante, édition du 22 décembre 2003

Une année au goût amer

L'année écoulée laisse dans son sillage peu de motifs de fierté ou de réjouissance. Elle n'aura pourtant pas été que catastrophique si elle conduit à une perception plus claire de ce qu'il faut éviter et de ce qu'il convient de valoriser. Dans certains cas, les leçons concerneront notre vie d'humains dans toute son ampleur. Dans d'autres, seront visées ces régions du monde qui, à tort, pensent posséder à jamais dans leur intégrité les garanties démocratiques. Dans d'autres enfin, une inquiétude découlera du changement de la garde aux deux principaux paliers politiques du Canada.

--------

À l'échelle planétaire, 2003 aura été l'année de tous les mensonges. Une invasion a frappé l'Irak à la suite d'accusations fabriquées de toutes pièces. L'occupation de l'Afghanistan se poursuit sans autres améliorations que celles de segments routiers à finalité pétrolière. La Tchétchénie demeure la cible d'exactions russes perpétrées sous le nez de pays qui regardent ailleurs et qui s'inventent une différence entre l'oppression russe et celle d'un quelconque dictateur africain. La Chine ne reçoit pas non plus de reproches pour ses génocides. En Israël, l'année a été mise à profit par un régime qui gruge chaque jour un morceau de l'âme palestinienne et une parcelle de son territoire et qui pratique la désinformation et l'intimidation avec une conscience étale. En Afrique, les pires commerces perdurent, y compris celui des enfants et celui des armes, sans véritable émotion des observateurs. Hypocrisie et mensonge, apathie et myopie délibérée.

L'Europe n'échappe pas au virus du maquillage et de la manipulation. La France et l'Allemagne distribuent à grands coups de glotte les leçons d'histoire et d'enracinement culturel, mais se soustraient aux règles de discipline économique les plus élémentaires. Des pays comme l'Espagne et la Pologne, agissant sur mandat américain, en profitent pour défendre une autonomie sourcilleuse à l'excès, mais qui, dans les circonstances, fait presque figure de légitime prudence. Ne parvenant pas à parler d'une seule voix, l'Europe affaiblit elle-même son rêve d'unité et se place sous le règne d'un euro trop fort dont pâtissent ses exportations. Et Tony Blair, enté sur ses relations privilégiées avec la Maison-Blanche, jette sur ces cafouillages un sourire charismatique plus séduisant que respectable.

Le mensonge a envahi 2003 de bien d'autres manières encore. Non seulement les assauts se sont poursuivis contre la démocratie électorale, mais ils se sont multipliés contre cette forme de démocratie directe et un peu sauvage que sont les manifestations. Dans un monde où la participation électorale se raréfie, la fièvre des rues pourrait théoriquement servir de compensation. Certes, elle n'a pas la légitimité du scrutin dûment comptabilisé, mais elle sert de soupape aux populations qui se sentent flouées. Un peuple qui chôme ou qui a faim n'attend pas que sonne l'heure de la votation. Surchauffe respectable, à condition, cependant, que l'on puisse entendre dans le tumulte de la protestation instinctive la voix du peuple lui-même. Malheureusement, il n'est pas possible, tant les manipulations tournent au système, de croire d'emblée à l'authenticité de chacun de ces débordements.

Ainsi, Chevardnadze n'a pas été écarté par le peuple, mais par de savantes et hypocrites opérations de subversion où se sont affrontés les Russes et les Américains. On ne sait plus, dans la douloureuse pagaille haïtienne, qui cherche quoi ni qui manipule qui. Le Vénézuela est systématiquement frappé sous la ceinture par des opposants qui ne cherchent pas tous, loin de là, l'intérêt national. La Californie a rejeté son gouverneur, mais l'impopularité du personnage a moins provoqué cette liquidation que l'argent et les peaux de banane jetées par la Maison-Blanche.

Quant aux médias d'un peu partout, la plupart sont aujourd'hui gérés à la manière hybride des anciennes organisations soviétiques : le tandem directorial comprend un responsable de la grille horaire ou des priorités journalistiques, mais aussi une incarnation moderne de l'intransigeant commissaire politique. Le conglomérat médiatique est rappelé à l'ordre par un Desmarais, un Black ou un Murdoch chaque fois qu'il s'éloigne, par distraction ou lucidité, de l'orthodoxie néolibérale. Le mensonge plie à sa loi l'information et son analyse. Année de tous les mensonges.

--------

Ce fut aussi un millésime de choix pour la globalisation rugissante et pour son corollaire implicite, la fracture entre nantis et vulnérables. Même si la bulle technologique s'est dégonflée en laissant dans un piètre état la plupart des places boursières, la voracité des conglomérats ne s'est pas calmée pour autant. Les offres d'achat se chiffrent négligemment en milliards, tandis que les mises à pied brisent les espoirs de dizaines de milliers d'humains. La pauvreté, observable et chiffrée, maintient son emprise sur des nations entières, tandis que le commerce des armes engloutit des milliards dont profitent les pharisiens du Conseil de sécurité. Société duale que 2003 a maintenu en place et dont elle a même durci les contrastes. Le Nord ergote dans tous les colloques qui soupèsent savamment la misère du Sud et en prévoient à la décimale près l'allègement virtuel vers 2075, mais il ne prend que des engagements frileux qu'il s'empresse le plus souvent de ne pas tenir.

N'accusons pas seulement les gouvernements du Nord ni la seule hégémonie étatsunienne. Constatons plutôt à quel point est répandu et partout efficace le discours qui qualifie de réalisme l'art de ne rien céder. Et reconnaissons que nos comportements individuels épousent la propension à la défense du trécarré plus que la solidarité avec les plus vulnérables d'ici ou d'ailleurs. Le secteur public n'échappe pas à la tendance plus que le secteur privé : quiconque jouit d'un avantage le défend comme un droit inaliénable. Tel syndicat campe sur ses conquêtes comme un conquistador sur l'or inca. Tel ordre professionnel échappe à la vérité des prix en interdisant la concurrence entre ses membres. Tel autre ordre (ou le même) se laisse domestiquer par la faune des fournisseurs et maquille en séances de formation permanente le tourisme exotique. Comme le veut le slogan raciste à propos du « fair-play » anglo-saxon, « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable ». Plus nombriliste que jamais, Caïn demande : « Suis-je donc le gardien de mon frère? » L'année 2003 a beaucoup fait pour que toutes les formes d'exploitation des plus faibles soient valorisées et qu'elles procurent la satisfaction promise aux vertueux.

--------

L'entrée en scène de politiciens (politiques ne serait pas le terme approprié) comme Jean Charest ou Paul Martin s'intègre aisément à un millésime ainsi marqué par le mensonge et le culte de la force. Dans les deux cas, c'est le libéralisme le plus sauvage qui constitue la référence suprême. Enrichir les plus riches, couvrir du beau nom d'amitié ce qui confine au trafic d'influence, convertir la petite enfance en occasion de dividendes financiers, promettre en campagne électorale ce qu'on n'a pas l'intention d'accorder une fois en poste, voilà qui, à l'échelle québécoise et canadienne, révèle l'alignement national sur le clan des prédateurs. Jean Charest s'adonne depuis son élection à de véritables « coupes à blanc » dans les acquis sociaux. Paul Martin prétend geler et reconsidérer toutes les dépenses fédérales, mais, comme s'il n'alignait pas déjà la politique canadienne sur les desiderata américains, il dispense de l'examen les quelques milliards requis pour l'acquisition d'hélicoptères de combat. Cherchez les erreurs! Seule consolation québécoise, la dévastation pratiquée par le gouvernement Charest lui vaut une désaffection massive, alors qu'il suffit de photographies morbides de Saddam Hussein pour que le président Bush prenne du mieux dans les sondages.

--------

Un mot encore. Ce n'est pas en recourant à l'intimidation et à la grossièreté que l'on contrera correctement les abus des pouvoirs qui s'installent au Québec et au Canada. Quand des syndiqués ont assez peu de culture politique pour lancer de la peinture sur LEUR assemblée nationale et qu'ils confondent biceps et cerveau, ils ne méritent aucun appui des démocrates.

--------

Année inquiétante que celle qui s'achève, à Ottawa, sur le risque d'une plus grande soumission aux volontés des États-Unis et, à Québec, sur le saccage brutal et primitif d'institutions évidemment perfectibles mais nécessaires.

Ni au palier québécois ni au palier fédéral, les citoyens canadiens n'auront échappé en 2003 à d'assez laides tendances de dimensions mondiales.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031222.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.