Dixit Laurent Laplante, édition du 29 décembre 2003

2004 : aurore ou crépuscule?

Je regarde la carte de Noël du vice-président américain Dick Cheney et j'y vois étalé un intérieur cossu, suffisamment insignifiant et spacieux pour accueillir dans le confort et la sérénité les plus sombres comploteurs. Je lis, au flanc de la photo, une citation qui, traversant les siècles, persiste à incorporer Dieu à la destinée américaine : « S'Il intervient pour aider l'oiseau à s'envoler, Il intervient aussi pour aider l'empire à prendre son envol ». Voilà donc Noël et le premier de l'An attachés au char impérial. En faut-il davantage pour provoquer la réflexion sur ce que nous réserve 2004? Nouveau bond en avant de l'hégémonie ou renaissance d'une société sensible à la notion de droits et de valeurs?

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Il s'en trouve, dans tous les camps, pour prédire la couleur des prochaines saisons. Rares sont les doctorats qui n'incitent pas à l'édification de systèmes explicatifs et aux prophéties bétonnées. Tel met à contribution sa compétence en économie pour vouer les États-Unis aux difficultés financières qui ont rongé de l'intérieur l'empire soviétique. D'autres, au contraire, et pas toujours dans le seul camp des faucons, interprètent les résultats étatsuniens obtenus en Afghanistan, en Irak et même en Libye comme le signe avant-coureur d'une pax americana étendue en bien peu d'années à la grandeur de la planète. Ni ma compétence ni mes prétentions ne me permettent de tels arbitrages. J'admets cependant que j'ai déjà donné...

La plupart de ces prophéties présentent les caractéristiques de notre époque : elles sont le plus souvent techniques, fondées sur des savoirs sectoriels et pointus et reposent sur des observations et des raisonnements vite inintelligibles pour le commun des mortels. Même ceux qui stylisent à l'extrême et qui prétendent décrire par le menu le noyau dur des « néo-cons » ou les tendances lourdes à l'intérieur de la famille royale saoudienne ne parviennent qu'à des organigrammes complexes où s'entrecroisent les interdépendances et que peuplent des centaines d'intervenants. La simplicité n'existe que pour les yeux de ceux qui prétendent l'y avoir décelée. Même si « à peine » 200 fondamentalistes échevelés contrôlent la machine républicaine des États-Unis, les combinaisons possibles sont si nombreuses qu'il suffirait d'une gachette agitée pour que tourne le vent.

Notre époque, logique avec elle-même mais prisonnière de ses cultes scientifiques, ingurgite ce qu'elle peut de ces analyses éthérées. Après quelques jours (quelques heures?) d'effort pour assimiler la théorie, le commun des mortels passe à une autre hypothèse apparemment plus limpide ou se passionne pour le Super Bowl et les malheurs d'Éric Lucas. L'horizon, dès lors, se partage entre l'immédiat que l'on parvient presque à gérer et le lointain que se disputent spécialistes et mastodontes. Entre deux séances d'exhibitionnisme télévisuel, on loge en vitesse une analyse politique ou religieuse qui durera jusqu'au prochain affolement propagé sur demande par le petit écran. Ainsi en fut-il en 2003; ainisi en ira-t-il en 2004. Comment conclure? Comment ancrer une certitude ou même stabiliser un espoir?

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Vieillissement aidant (ou nuisant), l'analyse est plus fréquemment tentée de mettre le passé à contribution. Dans l'espoir que des situations comparables produiront des fruits apparentés. Chez ceux et celles de ma cohorte, la propension est vive, par exemple, de retourner par la pensée à la fin des années 50. Duplessis règne et semble promis à l'éternité. Montréal, un instant réveillée par la campagne de moralité publique de Jean Drapeau et de Pax Plante, s'est rendormie en confiant le pouvoir à l'ineffable Sarto Fournier. Au palier fédéral, Diefenbaker et Pearson s'échangent le poste de premier ministre sans que les perspectives en soient substantiellement modifiées. Horizons bouchés, par conséquent, pour les jeunes générations que nous étions; prédictions désabusées de la part de nos aînés qui, eux, référaient à la crise économique qu'ils avaient traversée au moment de leurs propres vingt-cinq ans. Rien de particulièrement stimulant ne se levait à l'horizon.

L'avenir, pourtant, était aux aguets. La décennie suivante vit Kennedy, la révolution tranquille, l'énorme déblocage culturel provoqué par l'intrusion de la télévision, l'aération survenue en terre québécoise grâce à l'Expo de 1967 et, à l'échelle mondiale, l'ébranlement de mai 1968. Aussi rapidement que la température peut changer en Irlande quand le vent nettoie le ciel et invente de nouveaux verts, les horizons se sont ouverts et rassérénés un peu partout. Le temps avait basculé en ne prévenant que de bien rares lucidités.

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Pareil espoir s'offre-t-il aujourd'hui? Malgré les Bush, les Martin, les Charest et tous ceux qui invoquent la démocratie pour proclamer la légitimité de leur mandat et la bafouent pour gouverner à l'encontre du peuple? Malgré tout, oui. Serait-il encore plus chétif et improbable qu'il faudrait l'entretenir. D'une part, parce que les démagogues ne parviendront jamais à l'art de mentir durablement à tout le monde et à propos de tout. D'autre part, parce que le beau mot de résistance mérite de faire encore un ou plusieurs tours de piste.

Sur ces deux fronts, l'espoir réside non pas dans l'un ou l'autre des scénarios concoctés par les innombrables cerveaux laser produits dans les serres universitaires, mais dans la lucidité et l'humilité de chaque citoyen. Langage bien défraîchi, je l'admets, mais qui colle de bien près aux exigences de la démocratie. Car chaque fois qu'une personne refuse de croire ce qu'on ne lui a pas prouvé, le mensonge perd du terrain et la lucidité progresse. Et chaque fois que quelqu'un refuse de céder à la peur quand on lui prédit sans preuve de nouveaux complots terroristes, les démagogues perdent une part de leur emprise et la lucidité y gagne. Si un premier ministre récemment enfanté par des jeux de coulisses affirme son intention de mener une politique canadienne indépendante, mais n'ose pas bouger quand la vache folle passe du Sud au Nord plutôt que du Nord au Sud, chacun et chacune devrait flairer l'entourloupette et se refuser à l'acte de foi. La citoyenneté exige des preuves et le respect de cette exigence est à la portée de tous. Chaque jour.

La citoyenneté exige également le doute intelligemment prudent. L'électeur qui ne doute jamais de la légitimité de sa cause ne verra rien de mal à ce que son pays bombarde et terrorise autrui. Le soldat qui s'est laissé convaincre de l'infinie supériorité de ses valeurs est à deux doigts du mépris et du racisme. Une fois pénétré de l'infaillible credo des dominants, pourquoi ne pratiquerait-il pas la torture sur des êtres inférieurs? Le problème, ce n'est ni le judaïsme, ni l'islam, ni la foi méthodiste, mais la certitude que Dieu souscrit à des projets particuliers et qu'une foi, la mienne, l'emporte sur les autres. Dans une formule terrible, Wystan Hugh Auden (que cite Joseph Brodsky) disait : « ... le problème, ce n'est pas Hitler lui-même, mais la part de Hitler qui est en chacun de nous ». Encore faut-il savoir de quoi nous sommes faits et de quelles horreurs nous sommes capables. Prétendre que les Hitler, les Staline, les Saddam Hussein sont d'un sang autre que le nôtre, c'est méconnaître la nature humaine, se refuser au doute, s'approcher à grands pas du racisme. En sommes-nous si loin?

La lucidité et le doute sont praticables à toutes les échelles, y compris celles de notre vie personnelle.

Bonne année!

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031229.html

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