Dixit Laurent Laplante, édition du 5 janvier 2004

Sous le signe du changement

« Liberté, liberté, disait, paraît-il, madame Roland en route vers la guillotine, que de crimes on commet en ton nom! » Apocryphe ou non, le mot contenait beaucoup de vrai. À l'orée d'une nouvelle année, c'est à une autre notion toutefois que l'on doit demander des comptes : le changement. C'est parfois en son nom, en effet, que l'on sollicite l'appui des populations, que l'on râpe l'ossature des sociétés, que l'on jette le bébé en gardant l'eau du bain, qu'on sape inconsidérément les fondements même de la justice, que l'on agresse des ethnies. Souvent nécessaire, volontiers synonyme de renouvellement, le changement n'est pourtant pas en lui-même un gage de progrès. Pas plus que le serait l'immobilisme.

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En 2004, écrit Colin Powell, les États-Unis vont poursuivre avec détermination le réalignement de la planète. Les incursions en Afghanistan et en Irak ont été si efficaces et si heureuses, explique celui qui assume à Washington le rôle de colombe myope, que les États-Unis ne refuseront pas d'octroyer bientôt le même privilège à plusieurs autres pays. La liste des États ainsi voués au changement coercitif peut, au gré des aléas d'une année électorale, se modifier à la hausse ou à la baisse, mais cela importe assez peu. L'essentiel est que l'on comprenne à quel point le changement s'impose. Si l'on juge déjà excessif, imprécis et arbitraire le programme de changement de Colin Powell, que dira-t-on de celui, notablement plus brutal, des faucons de la Maison-Blanche? Ce que sous-entend Colin Powell, Richard Perle le clame de façon explicite. Ainsi, des pays comme la France ou Cuba sont en sursis : ce ne sont pas des pays amis puisqu'ils prétendent à l'autonomie. Le changement s'impose dès lors qu'il accroît l'emprise étatsunienne.

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Le changement, ainsi défini arbitrairement, s'arroge logiquement le droit de modifier ses visées à tout moment. On entreprend l'invasion de l'Irak au double motif de déboulonner Saddam Hussein et de neutraliser son dangereux armement, mais on poursuit ensuite l'occupation du pays alors que Saddam Hussein est en captivité et que les armes recherchées deviennent un sujet de rigolade. Le droit au changement permet aux « libérateurs » autoproclamés de multiplier les barbelés, les postes de contrôle et les centres de détention. Le même droit au changement dans le changement interdit aux gachettes nerveuses de compter les civils irakiens « libérés » jusqu'à la mort inclusivement par des troupes qui ne peuvent ni expliquer pourquoi elles sont venues ni pourquoi elles demeurent sur place.

Quel changement vise-t-on maintenant? Une accélération et un durcissement. De l'avis de conseillers inféodés au parti républicain et au démarchage israélien, il faut empêcher le président Bush de s'amollir! De toute urgence, la Corée de Nord, la Syrie, l'Iran doivent subir la force de frappe américaine. Le motif de changements aussi radicaux? N'attendons pas de réponse à cette question. Il y a encore peu de temps, il fallait brandir la menace d'armes de destruction massive, au risque de n'en pas trouver et d'être à juste titre traité de menteur. Aujourd'hui, le changement ne prend plus la peine de s'inventer une légitimité. Il suffit que la Maison-Blanche préfère que la planète adopte une autre forme.

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Pour des motifs qui, à tort ou à raison, me paraissent discutables, le président français Jacques Chirac a récemment « clarifié » dans un sens redoutable la définition de la laïcité républicaine. Bien sûr, il affirmera, et une partie de l'opinion avec lui, que rien n'a changé dans les concepts et que seule se modifiera l'application concrète de cette laïcité. Je doute que le changement soit aussi limité. Je crains également que la France, sourdement pressée par un véritable blocus américain, se laisse acculer à des comportements aussi discutables que les nouvelles méfiances étatsuniennes à l'égard des hommes « coupables » d'être nés au mauvais moment et dans des pays intrinsèquement douteux. De tels changements seraient si dramatiques qu'il faut, d'avance, en entrevoir la portée.

La laïcité, dont le Québec a été si longtemps privé qu'on ne doit surtout pas l'en éloigner aujourd'hui, peut s'affirmer publiquement d'au moins deux manières. Une voie consiste à interdire, comme prétend le faire le président Chirac, tout signe extérieur de la foi intérieure. Une autre, que je préférerais, laisse plutôt coexister tous les signes extérieurs qui témoignent d'une conviction religieuse sans agresser quiconque. Si cette conception prévaut, le svastika n'a pas droit de cité, mais la société n'interdit pas plus le voile islamique que les phylactères, pas plus l'uniforme de l'Armée du salut que les clochettes ou le safran des moines ambulants. (Je sais que M. Chirac s'en tient à l'école, mais les exemples feront comprendre.)

Face au changement que préconise le président français, j'ai peine à croire qu'il vise équitablement l'ensemble des signes extérieurs de convictions religieuses. Le voile islamique me semble visé de façon préférentielle et donc redoutable. Je n'ose aller trop loin ou trop vite dans ma réflexion à ce propos, car je déteste les procès d'intention. Je ne vois pourtant pas de justification au changement proposé et je n'aime pas celles qui, malgré moi, me viennent à l'esprit.

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Comme sans doute d'autres collectivités, le quasi-pays qu'est le Québec aborde 2004 en posture incertaine. En moins d'un an, le nouveau gouvernement québécois a osé des changements à la fois injustifiés, imprudents et bien peu démocratiques. Là encore, le changement est présenté comme inéluctable, comme voulu par la majeure partie de l'opinion québécoise, comme propice à un rattrapage infiniment souhaitable et qu'empêchaient d'inavouables corporatismes. Pareille analyse, dans laquelle se complaît le premier ministre québécois, escamote le fait que le changement n'est pas automatiquement un progrès.

Dire qu'un renversement de gouvernement démontre une volonté de changement de la part du peuple, ce n'est pas dire grand-chose. De nos jours, rares sont les collectivités qui, en réponse à un sondage, ne voudraient pas remettre les gouvernements en ballottage à une cadence accélérée. On vote de moins en moins, mais on aimerait renouveler les équipes politiques de plus en plus vite. Puisque changent constamment les classements à la bourse des vedettes et des spectacles, le changement est valorisé. Puisque chaque saison sportive remet en question les réputations et les trophées, le changement devient désirable et rentable. Puisque votre vieille automobile de l'an dernier vous fait ressembler à un minable charretier, mieux vaut, de toute évidence, en changer. Sous cette poussée, la vie démocratique est trop aisément soumise elle aussi aux poussées de fièvre et de curiosité. Au lieu de se prétendre mandaté pour râper l'ossature québécoise, le premier ministre Charest se montrerait plus lucide s'il notait plutôt quelques repères : le vote d'avril dernier n'a révélé aucun accroissement de la clientèle du Parti libéral; le gouvernement précédent a été défait alors même qu'il obtenait du public une évaluation favorable; les sondages récents laissent entendre que les changements brutaux effectués depuis quelques mois provoquent dans la population québécoise inquiétude et mécontentement. Autrement dit, la volonté de changement qu'évoque M. Charest n'a jamais eu l'ampleur qu'il lui prête et elle n'a jamais visé les cibles qu'abat aujourd'hui le gouvernement. M. Charest, qui a été victime dans le passé des lacunes de notre système électoral, en a surabondamment profité cette fois-ci. La population, qui voulait frotter les oreilles d'un gouvernement péquiste noyé dans sa suffisance, lui a plutôt tordu le cou. Au bénéfice de M. Charest. Comme volonté de changement, on a connu mieux.

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Le dieu Changement reçoit aujourd'hui un culte excessif. Certes, il en mérite un, car croupir dans le statu quo serait accepter la pauvreté, l'injustice, l'intolérance. Le changement produira cependant ses meilleurs fruits s'il explique ses motifs, s'il se préoccupe de ses retombées, s'il consent à freiner lorsqu'il menace d'accroître l'injustice au lieu de la contrer. En ce début d'année, la volonté de changement ne remplit pas toujours ces conditions.

Un beau texte de Mark Twain, sur lequel Mychelle Tremblay attire mon attention, rappelle à ceux qui s'apprêtent à mener de nouvelles guerres victorieuses qu'ils doivent songer aussi aux souffrances des vaincus. Si le gain de l'un est la perte de l'autre, le changement mérite une double évaluation.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040105.html

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