Dixit Laurent Laplante, édition du 29 janvier 2004

Mouvement vers le gris et le vide?

L'arrivée de Paul Martin aux commandes de l'État canadien devait donner au pays le signal du changement. Après des années de stériles débats constitutionnels, de relations crispées avec les États-Unis et de silences sur la scène internationale, le Canada allait enfin entrer dans la modernité, la transparence, la souplesse, la diplomatie inventive. De fait, quelques semaines à peine après le couronnement du nouveau premier ministre, des modifications sautent aux yeux, mais ni leur logique ni leur clarté. La politique internationale du Canada est plus équivoque que jamais, la relation entre le pouvoir central et les provinces verse dans l'approximation nerveuse et le pays s'intègre discrètement au camp des nantis comme si telle devait être désormais sa mission. Pas étonnant que les sondages, au Québec francophone plus qu'ailleurs, révèlent déjà un affadissement du charisme annoncé.

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Ce qui frappe le plus jusqu'à maintenant dans le changement de la garde politique canadienne relève de la manière et du style. Paul Martin semble incapable de clarté. Jean Chrétien était fruste et primaire; Paul Martin se complaît dans la guimauve la plus informe. Peut-être même Paul Martin considère-t-il la candeur comme un signe de faiblesse. Il répond aux questions sans rien promettre, ce qui n'est pas forcément maladroit, mais sans donner non plus l'assurance qu'il a entrevu la nature ou l'ampleur du problème. Il ne serait certes pas le premier politicien à pratiquer l'esquive. Le problème, c'est qu'on ne sait pas encore s'il esquive la question ou s'il ne l'a pas comprise.

Autre facette du même mystère, c'est avec une espèce de légèreté que Paul Martin plonge le bras dans la boîte de Pandore. À croire qu'il ne soupçonne pas ce qui s'y agite. Cette propension semble faire partie de l'homme, car il n'a pas attendu son accession au poste de premier ministre pour danser autour des problèmes. Il n'a rien vu d'incongru à explorer des terrains d'entente avec les premiers ministres des provinces alors que Jean Chrétien était encore en poste. Jamais il n'a compris l'indécence qu'il y a pour un ministre des Finances à gérer sa fortune personnelle d'une manière moralement incorrecte et financièrement incompatible avec les lois du pays. Il veut un rôle canadien plus impressionnant, mais il n'a jamais vu la différence entre le drapeau de son pays et les pavillons de complaisance hissés par sa flotte. Jusqu'à la fin, il a justifié par les droits de l'amitié ses multiples voyages gratuits dans les avions de sociétés privées traitant avec l'État. Il a également surexploité jusqu'à la dernière seconde les insuffisances de la loi sur le financement des partis politiques. Comme dans le cas d'autres politiciens, ce n'est peut-être pas d'immoralité qu'il faut parler, mais d'amoralisme : Paul Martin ne bafoue pas les règles éthiques, il ne les voit pas. (Aux États-Unis, le vice-président Dick Cheney, qui devrait expliquer sous peu à la Cour suprême ses tractations secrètes avec le monde du pétrole, ne renonce pourtant pas à partager sa passion pour la chasse avec un juge de la même Cour suprême. Le juge non plus ne sourcille pas.)

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En bien peu de semaines, Paul Martin aura répandu l'inquiétude ou la perplexité par ses propositions d'ordre proprement national. On espérait (?) que les promesses lancées aux municipalités du pays pendant la marche de Paul Martin vers le sommet politique seraient oubliées ou au moins dégonflées dès l'intronisation du nouveau premier ministre. Pas du tout. Paul Martin ne verse pas encore d'argent aux municipalités, mais il persiste et signe : il court-circuite le palier provincial et négocie avec les municipalités qui, constitution oblige, n'ont d'existence que par décision provinciale. Sa myopie le dispense de voir la contradiction entre le respect qu'il affirme à l'égard des provinces et sa façon de les ridiculiser. Ce qui n'améliore rien, c'est que Paul Martin, tout en niant l'existence d'un déséquilibre fiscal entre Ottawa et les provinces, s'alarme du déséquilibre fiscal dont souffrent les municipalités. Les problèmes municipaux s'amenuiseraient pourtant si le gouvernement central corrigeait le déséquilibre que Paul Martin ne voit pas et laissait respirer les provinces.

Autre errance déboussolée, Paul Martin propose que les députés fédéraux assument désormais une part de responsabilité dans la sélection des juges de la Cour suprême! Un lapin sort tout à coup du chapeau de Paul Martin, inattendu et probablement aussi déconcerté que nous. Certes, il y a un problème typiquement canadien à la Cour suprême : le tribunal qui tranche les litiges opposant le gouvernement central aux provinces ne comprend que des juges choisis par le pouvoir exécutif fédéral. La solution équitable, ce serait évidemment de donner une crédibilité au tribunal suprême en partageant les nominations entre les deux paliers de gouvernement. Paul Martin, distrait et évaporé, n'entend pas la légitime réclamation des provinces et offre aux députés fédéraux une impensable participation aux nominations judiciaires... Étrange diagnostic, thérapie loufoque.

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L'affaire s'alourdit quand Paul Martin aborde le terrain international. Ce qui manquait de transparence sous Jean Chrétien achève de s'opacifier depuis l'arrivée de Paul Martin. Saura-t-on un jour clairement ce que fait le Canada en Afghanistan et en Irak? Le mandat de l'ONU à propos de l'Afghanistan est-il évacué ou modifié selon ce que préfère l'armée étatsunienne? Naviguer à proximité des côtes de tel pays, est-ce participer à un blocus de nature militaire? La clarté est-elle aujourd'hui plus vive qu'au moment où un ministre canadien de la Défense ignorait (?) que des soldats canadiens avaient capturé des combattants afghans et les avaient remis aux militaires étatsuniens? Le Canada, tenu à distance des contrats de « reconstruction » pour cause de pacifisme blâmable, a-t-il subrepticement reconquis une place parmi les pays admis à s'approcher du partage des dépouilles? Si oui, comment a-t-il obtenu l'absolution? La liste des questions abandonnées à la supputation est interminable; Paul Martin s'accommode du flou et même du vide.

Bien sûr, on nous servira l'excuse humiliante : il ne faut pas provoquer la susceptibilité étatsunienne. Consentons donc un instant à ne poser que les questions qui concernent le Canada et qui laissent en l'état la dangereuse hystérie sécuritaire de nos voisins. Cela laisse quand même Paul Martin face à l'affaire Maher Arar et à son inquiétant versant canadien : qu'a fait la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dans ce dossier? Que Paul Martin cesse un instant de confondre prudence et servilité et qu'il dise non pas si les États-Unis ont cavalièrement déporté en Syrie un citoyen canadien, car nous savons déjà cela, mais ce que la GRC a transmis aux polices étatsuniennes. Ne pas affronter le minotaure américain, c'est une chose; cacher aux Canadiens ce qu'a fait la police canadienne, c'en est une autre.

Paul Martin, qui n'a certes pas fourni encore la preuve de sa fierté canadienne, prétend qu'on doit attendre la fin de l'enquête enclenchée par la GRC avant de porter jugement. Quelques hypothèses remplissent dès lors l'horizon : ou il ment, ou il n'a rien compris, ou ces deux possibilités s'additionnent. Ce que Paul Martin doit comprendre ou, si cette exigence est excessive, tenir pour acquis, c'est que la GRC est accusée par ses homologues américains d'avoir elle-même remis aux services américains des renseignements sur Maher Arar. Dès lors, n'importe quel Canadien normalement constitué voudra savoir si, oui ou non, le Canada a contribué à la déportation d'un citoyen canadien en direction d'un pays où il a peut-être été torturé. L'alternative n'a rien d'ésotérique : oui ou non? Quand cette question infiniment troublante aura reçu réponse, il sera temps de faire enquête sur l'identité de la personne qui a levé le voile sur les agissements peut-être criminels de la GRC, mais pas avant. Paul Martin agit donc terriblement mal dans ce dossier : au lieu d'aller à l'essentiel et de vérifier si la GRC a trahi son mandat et conduit discrètement un citoyen canadien à la torture, il se satisfait d'une enquête de la GRC visant à identifier la personne qui a eu un haut-le-coeur en observant le comportement de la police canadienne. Si la police cache le crime d'un policier, faut-il donc poursuivre celui qui a commis le crime ou la journaliste qui dénonce le camouflage?

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Jean Chrétien n'était ni transparent ni scrupuleux; Paul Martin, qui devait incarner le changement, semble disposé à alourdir le règne de l'opacité et de la servilité. Dans un monde où le mensonge et l'intimidation se substituent à la règle de droit, il devrait obtenir un certain succès. Reste à savoir ce qui restera de notre dignité.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040129.html

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