Dixit Laurent Laplante, édition du 9 février 2004

Jusqu'où aller trop loin?

Que les idéalistes de ma sorte se le tiennent pour dit : ce n'est pas la vérité ou l'éthique qui importe en politique, mais la capacité d'étonnement et de scandale des différents publics. Si, comme cela s'avère, les citoyens préfèrent le vétéran aguerri et malhonnête au novice pur et inexpérimenté, on gaspille sa salive à dénoncer les malversations. Le phénomène, qui introduit et même impose dans la gestion de la chose publique une forme assez sordide de « réalisme politique », est observable sous tant de latitudes qu'une généralisation fait son chemin : les principes ne résistent pas aux assauts d'un pragmatisme répugnant, mais qui obtient la faveur populaire. Être le plus fort fait pardonner d'avoir commis les pires crimes. La capacité d'étonnement subit l'érosion.

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Chefs d'État coupables d'avoir propagé des faussetés, George Bush II et Tony Blair émettent des déclarations qui rappellent les communiqués surréalistes des armées en déroute : « Nos forces se sont repliées sur des positions stratégiques préparées d'avance ». Les affirmations les plus catégoriques à propos des armes de destruction massive se révèlent infondées? Cela importe peu, car Saddam Hussein était un indésirable dictateur et il menaçait les intérêts étatsuniens. Il n'eut aucun rôle dans les attentats de septembre 2001? Peu importe si des réseaux de télévision à la botte figent dans la conviction contraire la moitié de l'électorat. Tony Blair ne peut justifier ses appels angoissés à la mobilisation nationale? Peu importe si un lord n'a pas besoin d'un Hitler pour s'inventer un Churchill. La position stratégique préparée d'avance, c'est celle de la diversion venant à la rescousse du mensonge épuisé.

Jusque-là, nous assistons à la réédition de ce qui, sous Ronald Reagan, méritait déjà le nom de « politique teflon ». Énorme ou pas, le mensonge ne colle pas à la peau de certains menteurs. Phénomène mystérieux, mais répandu. Ses ingrédients? Ils sont difficiles à définir. Sûrement, du côté du leader, un bon contact avec l'intarissable crédulité populaire et une hallucinante aptitude à faire voir blanc ce qui est noir. Du côté des médias, un cynisme irresponsable qui pardonne tout à ceux qui « donnent de la bonne copie ». Selon les contextes, cela donne Ronald Reagan ou Tony Blair, George Bush ou Pierre Trudeau. Ces diverses démagogies diffèrent par nombre de points, mais elles se rejoignent en ceci : elles esquivent à court terme la réprobation méritée. En sol canadien, la popularité de Trudeau n'a jamais souffert de ce qu'il ait ridiculisé le programme économique de Robert Stanfield avant de le mettre en oeuvre ou qu'il ait promis au Québec un renouvellement constitutionnel qui n'est jamais venu.

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Nous en arrivons pourtant à pire. Non seulement la « politique teflon » dispense Tony Blair et George Bush de payer immédiatement le prix de leurs mensonges, mais elle s'apprête à les soustraire également aux sanctions à plus long terme. Les menteurs redeviendront à moyenne échéance blancs comme neige, car ils auront déplacé vers d'autres épaules la responsabilité des parjures : les services secrets seront blâmés pour les décisions de Bush et de Blair. Une contrefaçon de la sagesse biblique fera porter par la CIA ou le MI6 la responsabilité qui incombe en propre aux chefs d'État : des boucs émissaires seront chargés des crimes commis par George Bush et Tony Blair et seront punis à la place des vrais coupables. Le président étatsunien et le premier ministre britannique n'ont pas, loin de là, failli à leurs devoirs : ils ont été trompés! Ils n'ont pas menti, ils ont été victimes des erreurs qu'on leur servait. Le truc a déjà servi au paradis terrestre : « Ce n'est pas moi qui ai désobéi, c'est le serpent qui m'a trompé! » Sur la « politique teflon » se greffe une astuce à la Houdini : « Vous me voyez..., vous me voyez..., vous ne me voyez plus... »

Ce qui déconcerte et décourage, c'est que, tant pis pour les idéalistes, cela fonctionne! Ce bon peuple auquel on offre le spectacle son et lumière d'une visite guidée à l'intérieur des services secrets va se passionner tout à l'heure pour les parachutages des James Bond héroïques défiant les taliban, pour les cueillettes d'information par les espions infiltrés derrière le mur arabe, pour l'intoxication pratiquée et subie par les agents doubles, triples et quadruples. Une forme perfide d'information-vérité engluera le public dans l'étalage de scénarios spectaculaires et l'on enterrera en quelques jours la réalité sous les effets spéciaux. On saura (presque) tout des moeurs en vigueur dans le monde des mercenaires couleur de muraille, mais on aura oublié l'essentiel : une invasion a eu lieu parce que des chefs d'État tenaient à la faire. Ce que les services secrets pouvaient savoir ou soupçonner n'importait pas. La meilleure preuve en est la récente intervention masochiste du patron de la CIA, George Tenet. Se portant à la défense de la CIA et se défendant bien de critiquer la Maison-blanche, il a tout de même échappé ceci : aux yeux des services secrets, l'Irak ne constituait pas un danger imminent. Autrement dit, la CIA n'a jamais vu ni affirmé l'urgence de frappes préventives. Cette doctrine aberrante, il faudra nous le répéter au cours des prochains mois, est d'origine spécifiquement politique. Les enquêtes britannique et étatsunienne sur les services secrets visent à détourner l'attention. Les menteurs ont cherché et trouvé leurs boucs émissaires.

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Un rassurant proverbe veut cependant que, malgré tout, il ne soit pas possible de tromper tout le monde pendant longtemps à propos de tout. Si l'adage se vérifie, le débordement devrait se produire bientôt. Les mensonges anglo-américains, l'enquête en écran de fumée de lord Hutton, la mise au pilori des services secrets, c'est, en tout cas, en demander beaucoup à la candeur populaire. Il s'agira, quand le ressac prendra de l'ampleur, de le gérer avec pondération.

Aux États-Unis, par exemple, une tentation surgit parmi ceux qui rêvent d'une défaite de George Bush. Celle de mettre l'accent sur son passé (ou son absence de passé) militaire. On tient tant à comparer les états de services de Bush avec ceux, glorieux, de Wesley Clark ou de John Kerry qu'on fausse les perspectives. Prouverait-on la lâcheté du « conscrit » George Bush qu'il faudrait quand même maintenir à l'avant-scène ses crimes proprement présidentiels. De la même manière, il ne faudrait pas que les syndiqués de la BBC laissent leurs légitimes protestations occulter la question primordiale. Certes, il convient de défendre l'admirable institution que demeure la BBC, mais les décisions imputables à Tony Blair à propos de l'invasion de l'Irak doivent recevoir toute l'attention souhaitable.

Sur les deux fronts, les manipulateurs ( « spin doctors ») auront gagné si le public prend tant de plaisir aux astuces des services secrets, aux comparaisons entre les médailles militaires et aux à-côtés de la gestion de la BBC qu'il en oublie l'essentiel : des chefs d'État ont déclenché une guerre inutile et ils doivent en porter aujourd'hui et demain l'entière culpabilité.

Laurent Laplante

P.S. J'espère qu'on ne me fera pas dire que je n'attache pas d'importance à l'indépendance de la BBC...

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040209.html

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