Dixit Laurent Laplante, édition du 15 avril 2004

Leur demandait-on de prophétiser?

Le témoignage public de Condoleezza Rice aura conforté chacun dans ses convictions préétablies. Ceux qui apprécient en George W. Bush la fermeté de l'engagement lui conserveront leur appui; ceux qui considèrent l'invasion de l'Irak comme fondée sur le mensonge jugeront que la conseillère présidentielle n'a fait que répéter des demi-vérités. Interpréter ce témoignage de façon aussi partisane expose pourtant à deux malentendus. D'une part, il est vain d'essayer de démontrer que la Maison-Blanche « savait » et a délibérément choisi de ne rien faire. D'autre part, on semble croire que l'Irak n'est pas visé par cette enquête, mais seulement le terrorisme. La plupart des questions posées à Condoleezza Rice l'ont été en pure perte en raison de ces équivoques. Pendant qu'on s'investit ainsi dans des culs-de-sac, les questions névralgiques attendent la lumière.

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À moins de croire le président étatsunien capable de sacrifier délibérément des vies américaines et certains des plus chers symboles de son pays, on perd son temps à affirmer que les attentats de septembre 2001 lui étaient connus d'avance. À la rigueur, on pourrait admettre que le FBI et ses associés ont succombé à la tentation de retarder le coup de filet jusqu'à la dernière seconde. Les enquêtes policières pratiquent, en effet, ce genre de patience et nul ne les en blâmera. À agir trop vite, on arrête le menu fretin seulement; en remontant discrètement la filière, on accroît les chances d'appréhender les cerveaux. Soit. À condition de ne pas intervenir en retard. S'agirait-il d'un tel ratage stratégique qu'on pourrait blâmer le FBI. On ne parlerait pas de son incompétence, mais d'une erreur de calcul.

Bien que plausible, une telle hypothèse ne résiste pas à l'examen. Même si Condoleezza Rice est prête à condamner les enquêteurs pour mieux innocenter son président, elle n'accuse pas le FBI d'avoir versé dans une « patience imprudente ». À ses yeux, les enquêteurs, loin de révéler les détails du complot d'al-Qaeda, s'en seraient tenus à des approximations et à des supputations dignes de la cartomancie. Aurait-elle la preuve d'un excès de confiance de la part du FBI qu'elle en aurait assené la révélation depuis longtemps. On se retrouve donc devant une situation ambigue : le FBI avise la Maison-Blanche qu'al-Qaeda prépare une attaque en sol américain et précise même - le memo rendu public le confirme - qu'il y aura recours au détournement d'avions (hijacking). C'est cela qu'il fallait creuser, diront les uns; cela était trop vague, diront les autres. Personne ne peut pourtant prétendre que la Maison-Blanche a voulu ignorer les informations névralgiques. Bush a bien des défauts; il n'a pas voulu la mort des locataires du World Trade Center.

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La Maison-Blanche ne bénéficie pas pour autant d'une absolution tout azimut. On ne lui demandait pas de jouer les devins, mais on se serait au moins attendu à ce qu'elle regarde dans la bonne direction. Le FBI avait réussi à circonscrire la menace suffisamment pour qu'un coup de pouce présidentiel concentre les ressources dans ce secteur et, comme l'administration Bush excelle à le faire, fasse disparaître les contraintes légales susceptibles de ralentir le travail policier. Cela n'a pas eu lieu, non pas, répétons-le, parce que la Maison-Blanche se moquait du risque, mais parce que la Maison-Blanche regardait ailleurs.

Ce grief peut s'interpréter de diverses manières. Certes, gérer consiste à prendre en compte la réalité et, en ce sens, c'était une très mauvaise gestion de la part de l'administration Bush que de ne pas s'appesantir sur la menace terroriste alors même que les forces policières en précisaient les contours. Il y a pire, cependant. Ne pas regarder ce qu'il faudrait examiner en priorité peut, malgré tout, résulter d'une distraction. Dans le cas du président Bush et de son équipe, ce n'est pourtant pas d'une « déconcentration » qu'il s'agit ni d'un quelconque péché d'omission. On ne regardait pas en direction du terrorisme annoncé parce qu'un ordre du jour secret monopolisait l'attention et les énergies. C'est là que se situe la véritable culpabilité de l'administration Bush : ses choix ne lui étaient pas dictés par la réalité ou les besoins du pays, sinon le terrorisme aurait d'emblée dominé l'ordre, mais découlaient d'un plan concocté d'avance par des éminences grises. Ce plan bouchait l'horizon et interdisait toute préoccupation « distrayante ».

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C'est là que, bon gré mal gré, la jonction s'effectue entre l'enquête sur les événements de septembre 2001 et l'invasion de l'Irak. C'est également à cause de ce noeud que s'alourdit sérieusement la culpabilité de la Maison-Blanche.

Si, en effet, la menace terroriste évoquée par le FBI ne capte pas les regards du président et de ses conseillers, c'est que l'Irak obstrue déjà leur mire. On entend, toutes affaires cessantes, terminer la première guerre du Golfe et liquider Saddam Hussein. Tant de documents ont étoffé cette affirmation qu'on peut la tenir pour avérée. Les motifs de cette obsession diffèrent parfois d'un texte à l'autre, mais pas l'essentiel : la décision d'envahir l'Irak était arrêtée depuis longtemps et c'est à cette intervention militaire que l'on consacrait toute l'attention. Que le FBI ait présenté un ou plusieurs aide-mémoire ne pouvait remédier à cette idée fixe.

Encore là, les techniques de gestion tenteront de se porter à la défense de la Maison-Blanche : si l'Irak constituait, aux yeux du président et de son équipe, une menace plus immédiate ou déstabilisante que le terrorisme, n'avaient-ils pas toutes les raisons du monde de se préparer en fonction du risque le plus grand? Le prétexte ne tient pas. Il est désormais établi sans conteste, en effet, que la menace irakienne ne trompait que ceux qui tenaient à l'utiliser. Il n'y avait pas matière à choix, puisqu'il n'y avait pas de danger sur le front irakien.

On voit à quel carrefour la réflexion est conduite. La Maison-Blanche n'a pas arrêté ses priorités en fonction des enjeux qui lui étaient décrits, mais à partir d'un ordre du jour préétabli et vraisemblablement inspiré par d'inavouables intérêts privés. Puisque cet ordre du jour monopolisait l'attention autour de l'invasion de l'Irak, tout le reste, terrorisme compris, était poussé en touche. Il ne s'agit donc plus d'une distraction, d'une omission, mais d'un choix aussi délibéré que coupable et d'une crispation blâmable sur autre chose que l'inquiétant : la Maison-Blanche a poussé jusqu'à l'hypnose son souci des intérêts privés. Elle a refusé de regarder d'assez près les dangers courus par le pays.

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La Maison-Blanche coupable de meurtre en septembre 2001? Non, mais coupable au moins de négligence criminelle. Et cette négligence est d'autant plus monstrueuse qu'on a froidement recouru à la manipulation pour la légitimer.

Face à l'Irak, c'est autre chose. Cette fois, il s'agit vraiment de meurtres à la chaîne aux dépens de civils innocents et de soldats immolés à une cause qui n'a rien à voir avec la défense de la patrie.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040415.html

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