Dixit Laurent Laplante, édition du 26 avril 2004

Arbitraire, hypocrisie et cruauté

Paraît-il que l'invasion de l'Irak fut entreprise pour localiser et éliminer les armes de destruction massive censément stockées par Saddam Hussein. Paraît-il que les faucons de la Maison-Blanche font des cauchemars à la pensée que la Corée du Nord et l'Iran puissent rêver d'un arsenal nucléaire national. Ces obsessions, étrangement, occultent le fait qu'Israël et les États-Unis constituent d'ores et déjà des puissances nucléaires de première grandeur sans jamais se reconnaître les devoirs qui découlent de ce statut. Israël, en plus, ajoute à un mépris des règles usuelles de conduite militaire un comportement à la fois illogique et cruel : on y punit sadiquement l'homme qui a fait la lumière sur ce qui, officiellement, n'existe pas.

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Nul humain sensé ne peut se résigner à la prolifération des armes nucléaires. Hiroshima et Nagasaki équivalent à des chancres sur la face d'une époque dite civilisée. L'humanité avait donc un motif de fierté lorsque des traités sont intervenus pour verrouiller la porte du club atomique et pour baliser la route vers le désarmement graduel des deux superpuissances. Cette fierté a fait long feu. Parce que les États-Unis ont profité de l'écroulement de l'URSS pour déchirer les accords qui limitaient l'expérimentation et le stockage des ogives meurtrières et parce que divers pays en ont déduit qu'ils pouvaient, eux aussi, tricher un peu ou beaucoup. Puisque les États-Unis s'octroyaient la permission de mettre à l'essai de nouvelles générations de bombes atomiques (mininukes), des naïfs ont bêtement pensé que la course aux armements était redevenue un sport autorisé.

Le plus étonnant, c'est que ces diverses délinquances ne sont pas évaluées à la même aune. D'une part, Israël n'est pas intégré à la liste des États voyous. D'autre part, le plus important détenteur d'ogives nucléaires, les États-Unis, ne voit pas de contradiction à interdire à autrui les armes dont il poursuit de nouveau l'expérimentation et la production. Israël et les États-Unis ont en commun de punir quiconque s'intéresse à l'arme nucléaire : Israël a bombardé le réacteur irakien Osirak et les États-Unis ont jugé l'arsenal irakien suffisamment menaçant pour achever la destruction du pays. La conclusion s'impose : de droit divin, certains pays peuvent brandir impunément la menace nucléaire, tout en interdisant aux autres l'aventurisme atomique. Faites ce que je dis, mais ne dites pas ce que je fais.

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Pour se placer ainsi au-dessus des lois, il faut, au minimum, une moralité au-dessus de tout soupçon et un mandat fondé sur la confiance universelle. Que des policiers aient droit au port d'armes, cela se conçoit, au prix pourtant de conditions précises : que les porteurs d'armes soient triés sur le volet, que la loi définisse clairement les circonstances justifiant le recours à la force, que l'arbitraire policier soit sanctionné plus sévèrement que tout autre... En matière d'armement nucléaire, on est loin du compte.

Le club des pays dotés de l'arme nucléaire comprend divers types de membres. L'Inde et le Pakistan se sont mutuellement prouvés qu'ils maîtrisent l'atome; ils ont ainsi établi entre eux un certain équilibre de la terreur. La formule, autrefois en usage entre l'URSS et les États-Unis, est une merveille de cynisme et d'efficacité. La Chine et l'actuelle Russie ont accès elles aussi à cet outil de dissuasion. Les deux pays en font rarement état, mais ils pratiquent au Tibet ou en Tchétchénie une politique d'écrasement que ne se permettraient probablement pas des États dépourvus de l'arme suprême. La liste des pays pourvus de l'arme atomique s'allonge ensuite, mais de façon moins assurée. Certains poursuivent discrètement leurs expériences, peut-être même la production, mais plusieurs, comme la Libye, tout en laissant flotter les soupçons, ne pourraient probablement pas présenter une preuve crédible de leur capacité nucléaire.

Israël et les États-Unis se rangent ainsi dans une classe à part. Ils ne rendent de compte à personne et sévissent contre quiconque tente d'entrer dans le cercle nucléaire. Dans les deux cas, on observe une nette détérioration de la vie démocratique aussi bien à l'intérieur des frontières qu'au palier international. Les dissidents sont intimidés, les militaires occupent un espace excessif, les conventions sont bafouées, la communauté internationale réduite à l'état d'observatrice muette, etc. On éprouva les craintes les plus vives lorsque l'empire soviétique se démembra : des ogives pouvaient se perdre dans le décor et aboutir entre des mains irresponsables. Des craintes du même ordre seraient justifiées aujourd'hui, car deux des principaux détenteurs de l'arme nucléaire ont fait la preuve qu'ils ne prennent en compte que leurs intérêts et que l'éthique n'intervient pas dans leurs évaluations.

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La libération (?) de Mordehaï Vanunu ces jours derniers montre qu'à ce manque total d'équité et de transparence le gouvernement israélien entend ajouter les laideurs de la cruauté. Marocain d'origine, ce technicien nucléaire travaille pendant une dizaine d'années à la centrale israélienne de Dimona. Ayant affiché de solides convictions pacifistes, Vanunu est renvoyé en 1985. Lorsqu'il aboutit en Angleterre, il a en sa possession des photographies qui démontrent l'existence en Israël d'une fébrile filière nucléaire. Le Sunday Times publient les documents en septembre 1986. Les services secrets israéliens enlèvent alors Vanunu, tout comme ils avaient fait dans le cas d'Eichmann. Procès à huit clos et condamnation à dix-huit ans d'emprisonnement. Vanunu purgera la totalité de la peine, dont onze ans en isolement total. Malgré cela, il lui est interdit aujourd'hui de donner des entrevues, de s'approcher d'un aéroport, d'un port ou d'une ambassade étrangère, d'utiliser Internet ou un téléphone cellulaire... Autrement dit, même si Vanunu, selon le cliché, a « payé sa dette à la société », le gouvernement israélien prolonge et alourdit la sentence infligée par le pouvoir judiciaire. D'après le quotidien Le Monde, « le ministre des relations avec le Parlement, Gidéon Ezra, a suggéré de le placer en régime de détention administrative ».

Tout cela pour protéger le secret d'un armement nucléaire qui n'a toujours pas d'existence officielle. L'alternative est pourtant étanche : ou il n'y a rien et Vanunu n'a rien vu ou révélé d'important, ou quelque chose existe qu'Israël devrait soumettre à l'examen des experts d'el-Baradei.

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Un policier n'a droit au port d'armes qu'en raison de son intégrité, du mandat reçu d'un pouvoir légitime et de sa propre obéissance à une règle exigeante. Contredisant ces principes, des États qui se gargarisent du vocabulaire démocratique punissent aujourd'hui ceux qui révèlent ce qui doit être su de tous. Qu'il soit permis d'en conclure que ces États sont plus proches de l'immoralité des voyous que de la transparence et de l'équité du policier respectable.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040426.html

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