Dixit Laurent Laplante, édition du 31 mai 2004

La demi-confession du New York Times

Alors que le président Bush et ses comparses n'expriment aucun remord au sujet des monstruosités qui leur sont imputables, l'influent New York Times (NYT) consent à s'interroger sur ses performances de l'année écoulée. Ce n'est pourtant pas cette confession partielle et alambiquée qui restituera sa pleine crédibilité au grand quotidien américain. Après comme avant les aveux, le NYT demeure à criante distance du mass-média auquel la société américaine et le monde ont dû autrefois la bénéfique révélation des Pentagon Papers. Espérons que l'on mesurera la différence et que l'abcès recevra, plutôt qu'une simple mention, un solide coup de lancette.

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Le grand quotidien new-yorkais traverse à coup sûr une période agitée. Parmi les scandales qui ont affligé le journal, l'opinion publique conserve encore le souvenir de ce jeune journaliste qui a réussi, sous le nez de collègues et de cadres un peu agacés de sa soudaine célébrité, à plagier ou à inventer de toutes pièces des reportages flamboyants. Des têtes ont roulé par la suite, mais preuve était faite que le journal, réputé pour sa rigueur, contrôlait mal sa propre rédaction. Or, voilà que le NYT est contraint d'avouer que plusieurs textes publiés au cours de l'année écoulée provenaient d'une source pour le moins douteuse et n'avaient fait l'objet d'aucune vérification de la part des pupitres ou des cadres.

La confession serait plus émouvante si le NYT expliquait sa lenteur à passer aux aveux. Il y a quand même des mois que circulent ouvertement dans divers médias des accusations précises au sujet des déficiences de l'information répandue par le journal. La journaliste au coeur de la tricherie n'est pas identifiée nommément dans le communiqué du NYT, mais plusieurs chroniqueurs réputés, comme Robert Fisk, ont plusieurs fois donné son nom, l'ont rattachée à l'Irakien en exil Ahmed Chalabi et multiplié les mises en garde. Sans résultat. Le NYT ne peut certes pas prétendre aujourd'hui qu'il libère sa conscience par seul souci du bien commun : il était devenu indécent de nier l'évidence.

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Ce qui gêne davantage, c'est que le NYT a attendu pour s'expliquer que le lobbyist, banquier et politicien Chalabi tombe en disgrâce. Comme tout le monde, les dirigeants du NYT ont vu Chalabi parmi les invités d'honneur du président Bush lors du discours sur l'état de la nation. Le personnage trônait même à la première rangée. Or, on savait déjà, le NYT aussi, à quoi s'en tenir quant à la connexion entre Chalabi et la journaliste du NYT. Pendant les mois qui précèdent et suivent la montée en puissance de Chalabi, le grand quotidien le cite comme si l'individu était crédible, fiable, sincèrement déterminé à rebâtir un Irak libre. Pendant ce temps, d'autres médias et de nombreux sites Internet fouillaient le curriculum de Chalabi et exhumaient le récit de ses malversations et de sa condamnation pour fraude (entre autres péchés) par un tribunal jordanien. Pour dire les choses brutalement, le NYT n'a dénoncé les liens entre sa journaliste et Chalabi qu'au moment où l'activiste Chalabi a été à terre. Comme journalisme d'enquête, on a déjà vu mieux. La confession ressemble plus à un effort pour limiter les dégâts qu'à un soudain réveil de la conscience professionnelle.

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Il y a plus grave. Les longs silences au sujet de Chalabi et de sa « contribution » à l'information du journal n'expliquent pas vraiment les choix éditoriaux du NYT depuis l'invasion de l'Irak. C'est là que la comparaison entre le NYT d'aujourd'hui et celui des Pentagon Papers est particulièrement dévastatrice. À l'époque, la présidence américaine mentait presque aussi allègrement qu'elle le fait aujourd'hui. On créait des prétextes pour justifier une attaque, on dissimulait les preuves de mauvais traitements et de massacres de civils, on bombardait le Cambodge tout en jurant ne pas même l'avoir regardé, etc. Au lieu de pratiquer la foi aveugle, ce qui produit généralement le pire des journalismes, le NYT de l'époque a talonné l'administration, vérifié ses dires, étalé mensonges et contradictions. Quand Daniel Ellsberg a offert au journal les documents établissant hors de tout doute les vrais objectifs du Pentagone, le NYT de l'époque a accepté la mission et affronté carrément la Maison-Blanche. Le NYT a joué alors, glorieusement, le rôle attendu d'un magnifique organe d'information. Tout comme deux jeunes journalistes du Washington Post ont honoré le journalisme en déboulonnant le complot du Watergate.

Cette fois-ci, le NYT s'est conduit en croyant fidèle et candide plus qu'en chien de garde de la démocratie. Il a été courroie de transmission plus que quotidien critique et alerte. La docilité a été telle que l'intoxication réussie par Chalabi n'est qu'un simple épisode dans une immense démission. On peut même penser que le NYT utilise ce cas circonscrit pour occulter le coeur du problème, un peu comme l'administration Bush fait porter à quelques soldats la responsabilité des mauvais traitements infligés aux détenus irakiens. Oui, Chalabi a tout fait pour induire le NYT en erreur, mais un journal de ce gabarit a précisément pour tâche de démasquer les faux prophètes. Le NYT se moque du public s'il laisse entendre que les pressions de Chalabi ont de façon déterminante dicté ses positions au journal. D'autres influences ont pesé plus lourd, mais c'est d'elles que le NYT tient à ne pas parler.

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Parmi les pressions qui ont conduit les États-Unis à se moquer du Conseil de sécurité, à ignorer les inspecteurs de l'ONU et à envahir illégitimement l'Irak, on ne saurait surestimer celles qu'Israël a exercées directement ou par démarcheurs interposés. Israël a si peu dissimulé sa détestation de Saddam Hussein qu'on ne peut imputer à l'antisémitisme la conviction que les alliés étatsuniens d'Ariel Sharon ont utilisé tous leurs réseaux pour provoquer l'invasion de l'Irak. Les menaces proférées par les faucons de la Maison-Blanche à l'endroit de la Syrie et de l'Iran doivent beaucoup elles aussi aux vues d'Israël.

En quoi les préférences d'Israël concerne-t-elles le NYT? En ceci : le journal appuie si massivement les thèses israéliennes que, depuis des mois, il analyse la situation irakienne à travers la grille d'analyse d'Ariel Sharon. Le triste sire qu'est Chalabi a influencé le NYT infiniment moins que ne l'ont fait les faucons étatsuniens affidés à Ariel Sharon. À quoi s'ajoute le penchant pro-israélien que manifestent spontanément et constamment les grandes signatures du NYT, à commencer par Thomas Friedman. Valorisé par les plus importants porte-parole du journal et renforcé par les pressions extérieures, le courant favorable à Israël a contribué plus que toute autre variable à ranger le NYT dans le camp des guerriers. C'est de ce côté que devrait porter l'examen de conscience du NYT si le journal entend établir le lieu précis où s'est produite l'erreur d'aiguillage. Affirmer que Chalabi a infléchi à lui seul la trajectoire du NYT, c'est traiter les lecteurs en cruches à remplir; le NYT achèvera de se discréditer s'il insiste encore sur cette pitoyable argumentation.

À sa manière, le NYT est confronté à un défi semblable à celui qui se dresse devant la Maison-Blanche : comment sortir d'un marécage? Immoler Chalabi ne tire pas le NYT de son guêpier, pas plus que le recours à la cour martiale pour une demi-douzaine de GI n'innocente Bush, Rumsfeld et Ashcroft. Le NYT a fait faux bond à son public pendant plus d'un an; il n'a encore rien écrit qui lui vaille l'absolution.

Comprenons-nous bien. Il ne s'agit pas de délirer comme au temps du Protocole des sages de Sion. Il ne s'agit même pas de contester le droit du NYT au choix de ses causes. Servi et encadré par un lectorat massivement juif, le quotidien serait tristement désincarné s'il ne tenait pas compte des loyautés du milieu qu'il dessert. Tout cela va de soi. Tout cela se comprend à condition d'être dit. En l'absence d'un examen complet de son asservissement, le journal escamote la question essentielle : sous quelles influences le NYT a-t-il aussi mal choisi ses causes depuis que se prépare l'invasion de l'Irak? Qu'on oublie Chalabi et qu'on réponde sérieusement.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040531.html

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