Dixit Laurent Laplante, édition du 1er juillet 2004

Mensonges et entêtements divers

La semaine a été fertile en tromperies, mais tout autant en décisions douteuses. À Bagdad, le proconsul Bremer s'est adonné à une mauvaise séance de prestidigitation dans le but de faire croire à un retour de l'Irak à l'autonomie. De son côté, le président Bush a tenu en Irlande et en Turquie des propos qui contredisent point par point les gestes effectivement posés par Washington. Pour faire bonne mesure, les élus étatsuniens des deux univers ont oublié leurs différences idéologiques pour bénir ensemble le plus immoral des quatre plans proposés par Ariel Sharon. Dans les faits, l'Irak n'est guère plus autonome aujourd'hui que la semaine dernière et les États-Unis, tout en prétendant le contraire, ne manifestent aucune déférence inédite à l'égard de l'ONU, de l'Europe politique et de l'OTAN. Quant au candidat démocrate à la présidence étatsunienne, on résiste difficilement à la tentation de le comparer à l'eau : incolore, inodore et sans saveur.

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L'Irak autonome? Mieux vaut croire au Père Noël qu'avaler une couleuvre de cette taille. Le pays est si peu pacifié que l'armée d'occupation a dû tricher sur la date de transmission du pouvoir de peur de célébrer en même temps l'entrée en scène des nouveaux figurants et leurs funérailles. De quelle autonomie peut-il bien s'agir quand 160 000 soldats aux ordres de l'étranger demeurent assez présents pour entretenir le sentiment d'aliénation et pas assez présents pour assurer la sécurité? Étrange autonomie que celle d'un pays où des milliers de citoyens croupissent dans des prisons sous commandement étranger sans même soupçonner de quoi ils sont soupçonnés. Autonomie plutôt restreinte quand le gouvernement local est contraint de garantir l'immunité en amont et en aval à une armée d'occupation dont les crimes commencent à empester. Liberté restreinte encore quand Saddam Hussein demeure, par delà le verbiage et les dénégations, entre les mains des autorités étatsuniennes. Même l'avenir est compromis quand le proconsul Bremer, en guise de cadeau d'adieu, procède à une série de nominations qui déterminent cinq ans d'avance ce que seront les politiques irakiennes de communication ou de contrôle des investissements. Que les contrats dits de « reconstruction » aient déjà été attribués par l'autorité étatsunienne et qu'un certain nombre de milliards se soient envolés en direction des copains de la « coalition », voilà qui achèvera de convaincre n'importe quel observateur que, non, l'Irak n'est pas plus autonome aujourd'hui que la semaine dernière.

En dépit des scandaleuses contraintes auquel demeure soumis l'Irak, le discours du président Bush (et de son comparse Tony Blair) demeure irrévocablement triomphant. « Nous avons tenu parole, » affirme le locataire de la Maison-Blanche. « Que la liberté règne! », ajoute-t-il en apprenant que l'Irak vient de recouvrer sa souveraineté.

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Les visites du président Bush en Irlande et en Turquie ont démontré que la Maison-Blanche, en dépit de ses dénégations, traite toujours aussi mal les institutions internationales et les pays qui osent diverger d'opinion. On prétend avoir rétabli des relations cordiales avec « la vieille Europe », mais on exerce des pressions grossières pour que la Turquie soit admise au sein de l'Europe émergente. Face à de telles impolitesses, le président Chirac n'avait d'autre choix que de répliquer brutalement : la Maison-Blanche n'a pas à dicter à l'Europe ses critères ou ses choix de partenariats. De la même manière, les États-Unis sautent les étapes quand ils déduisent d'une vague déclaration du Conseil de sécurité que les pays membres de l'OTAN vont prendre en charge la formation en territoire irakien de la police et des services d'ordre. Plusieurs pays, cette fois encore, s'apprêtent à ne pas faire ce que le président leur dicte comme politique. Il arrive, Dieu merci, que trop de grossièreté incite les victimes à se raidir la nuque.

Le mépris de l'administration républicaine à l'égard de la communauté internationale a quand même atteint un nouveau sommet quand l'ensemble des élus étatsuniens, à une poignée d'exceptions près, ont préféré les vues d'Ariel Sharon aux décisions de l'ONU. Vote effarant que celui-là. Israël modifie à son gré des frontières que l'ONU juge intangibles et les démocrates et républicains applaudissent à qui mieux mieux. La Maison-Blanche et le Congrès étatsunien trouveront sans doute un nouveau Chalabi pour affirmer que les Palestiniens détiennent des armes de destruction massive...

Ce qui pousse l'inquiétude à son comble, c'est que les horizons politiques de l'administration étatsunienne semblent bouchés. Jusqu'à maintenant, le candidat démocrate John Kerry n'a rien dit ou fait qui puisse faire progresser le débat. Il veut plus de soldats en Irak. Il n'a rien à dire quant aux modifications que les États-Unis devraient apporter à leurs relations avec l'ONU, le Conseil de sécurité, l'Europe élargie, l'OTAN, les tribunaux internationaux, etc. Selon le proverbe cruel, « il ne disait mot et n'en pensait pas davantage ». Même ceux qui, comme moi, souhaitent ardemment que les mensonges et les entêtements meurtriers de George Bush soient sanctionnés par une défaite électorale ignorent ce que pèse exactement John Kerry. J'ai pensé (et je souhaite encore que ce soit le cas) que Kerry se réservait pour le dernier droit, mais strictement rien ne prouve que le candidat démocrate ait même entrepris une réflexion. Bush ment à jets continus, mais Kerry semble prêt à le croire.

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Quand survient une collision de cette violence entre la réalité et le discours, on s'attend forcément à ce que le menteur soit d'emblée confondu. Ce n'est pas le cas. Le président Bush jouit d'une moindre popularité qu'il y a un an, mais l'opinion américaine exprime quand même une certaine satisfaction à l'égard de la situation irakienne. Les choses vont raisonnablement bien à ses yeux et il était indiqué d'envahir l'Irak. Rien n'y fait. Ni l'absence des armes de destruction massive, ni la preuve qu'aucun lien n'existait entre l'attaque de septembre 2001 et Saddam Hussein, ni le fait que les Irakiens demandent le départ de l'armée d'occupation, ni le fait que, contrairement aux promesses de la Maison-Blanche, le monde soit aujourd'hui moins sûr qu'avant l'invasion de l'Irak, ni le fait que l'Afghanistan soit en train de retomber sous le joug taliban.

Qu'un peuple aussi pourvu que les États-Unis en médias d'envergure s'enracine avec une telle délectation dans les mirages, il faut que l'information dispensée par les médias soit elle-même en porte-à-faux par rapport à la réalité. Il faut que le public s'en remette aux propagandistes de la télévision. Il faut que la télévision préfère le spectacle à la sèche rigueur des faits. Il faut que la concentration de la presse asservisse les médias et les soumette comme le reste à la logique marchande des médias. Bush et Blair peuvent mentir, car ils ont les moyens d'acheter les images qui cautionnent leurs mensonges.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040701.html

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