Dixit Laurent Laplante, édition du 5 juillet 2004

Manie, calcul, culture et quoi encore?

Il est, ce Jacques Chirac, pontifiant, verbeux, moralisateur. Tout cela et plus encore. Il est aussi terriblement nécessaire quand vient le temps de résister au moins symboliquement à l'hégémonie étatsunienne au sujet de l'Irak ou de la Turquie. On aimerait certes posséder l'assurance que les prises de position françaises découlent d'une conception différente des relations internationales plutôt de calculs fondés sur la situation politique à l'intérieur de l'hexagone, mais qui reprochera à un homme politique de songer à sa réélection en même temps qu'au mieux-être de l'humanité? Doit-on, comme le font certains membres du clan Bush, voir dans le président Chirac l'incarnation d'anachroniques ambitions « vieille Europe » et de manies culturelles obsolètes? Ce serait établir cavalièrement une hiérarchie entre les cultures, ce que la rectitude politique et la simple politesse sont d'accord pour interdire. Nul ne niera pourtant la parenté entre la culture et les visées politiques. Chose certaine, le Québec, qui fournit souvent au Canada une proportion démesurée de son personnel politique, serait mal placé pour nier les liens entre culture et politique. Alors, pourquoi ne pas prêter l'oreille au message au lieu de s'en prendre au messager?

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J'imagine, sans prétendre à quelque compétence que ce soit en matière onirique, que les cauchemars de Jacques Chirac s'articulent aussi souvent autour de Nicolas Sarkozy qu'à partir de George Bush. Autant le premier ministre Raffarin s'incline avec déférence devant le président Chirac, autant l'incontrôlable Sarkozy insiste pour jouer de la fronde. Si l'ambition du ministre français ne vibrionnait pas avec autant d'insistance et si était moins connu son désir d'arracher à Jacques Chirac la présidence de la France, on peut parier que Dominique de Villepin aurait encore son rôle de préposé aux relations internationales. Il méritait d'ailleurs de conserver son poste. Avec lui aux commandes, les relations entre la France et les États-Unis, sans jamais ressembler à celles qui lient intimement la Maison-Blanche et la Grande-Bretagne, auraient continué d'évoluer vers un certain respect du vis-à-vis. Colin Powell avait appris à connaître Dominique de Villepin et les deux hommes pratiquaient presque naturellement une « paix vigilante ». À la faveur d'un remaniement ministériel qu'imposait l'échec de la droite aux élections régionales, le président Chirac a intégré Dominique de Villepin à sa garde rapprochée en l'éloignant des affaires internationales. Cela l'amenait à confier à l'embarrassant Nicolas Sarkozy l'épineux dossier des finances nationales. Calcul inspiré, me semble-t-il, par les craintes de la droite et les soucis présidentiels plus que par les priorités internationales. Ce ne serait pas la première fois qu'un chef de gouvernement donne à un rival impatient assez de corde pour former un noeud coulant... Il se peut cependant que le prix à payer soit élevé et qu'à freiner (?) l'assaut de Sarkozy vers l'Élysée, le président Chirac ait compliqué les échanges avec les États-Unis. Jacques Chirac doit désormais dire lui-même ce que Dominique de Villepin aurait pu transmettre. Cela enlève à la France certaines possibilités de repli stratégique.

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L'attitude de la France ne dépend pourtant pas seulement de ces stratégies à destination domestique. Le sentiment français à l'égard des États-Unis recèle trop d'ambivalence et d'amour-haine pour qu'il soit électoralement rentable de verser dans un antiaméricanisme primaire. De Gaulle se rebiffait déjà devant la désinvolture étatsunienne et François Mitterrand se raidissait aussi quand Ronald Reagan prétendait le traiter comme un larbin. La susceptibilité française, de tout temps, a agacé Washington et provoqué plus d'une fois un véritable urticaire. À quoi tient-elle? Si elle se justifie, comment expliquer que la France soit aussi souvent isolée dans ses réticences?

Parler d'isolement constitue peut-être un raccourci injuste. La Russie et la Chine, pour silencieuses qu'elles soient présentement, ne se rangent pas pour autant dans le camp des adorateurs inconditionnels de Washington. Les deux pays ne voient pas, tout simplement, pourquoi ils gaspilleraient leurs énergies alors que la France tire les marrons du feu à leur place! Si tel est le cas, l'isolement de la France est plus apparent que réel. Moscou et Beijing jouent les observateurs et se félicitent de ce que la France attire sur elle l'impatience de Washington et de Londres. Cynisme et prudence de la part de deux poids-lourds du Conseil de sécurité.

La France ne peut pourtant pas baisser les bras : ou elle assume, avec l'entêtement touchant des nobles désargentés, son rôle anachronique de détentrice du droit de veto, ou elle se résigne à un statut plus réaliste de puissance moyenne. Qu'elle abdique et le Conseil de sécurité évoluera vers une composition plus conforme à la réalité moderne. Que la France se taise et les États-Unis façonneront à leur gré un directoire constitué de pays plus peuplés et moins revendicateurs. Ce que revendique la France, c'est peut-être, en même temps qu'une gloire obsolète, une conception du monde où le nombre et la force ne sont pas les seuls critères.

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Cette hypothèse n'explique qu'indirectement pourquoi l'Europe se joint si rarement à la France. L'Allemagne et la Belgique le font, mais avec une extrême prudence. L'Espagne a profité d'un scrutin influencé par le terrorisme pour s'affranchir de la conscription étatsunienne. Au total, délinquance bien mesurée. Quant à la Grande-Bretagne, elle continue, comme soumise à ses chromosomes, à considérer que la Manche est une frontière plus infranchissable que l'Atlantique. Plutôt la complicité avec Washington que l'édification d'une quelconque autonomie européenne. La dimension culturelle est sans doute à l'oeuvre pour renforcer les propensions et les clivages; difficile de dire jusqu'où.

L'histoire politique du Canada et du Québec me semble soulever des questions analogues. Depuis maintenant une cinquantaine d'années - depuis le départ du couple Pearson-Diefenbaker -, c'est au Québec que les gouvernements canadiens trouvent leurs vedettes et entre Québécois que s'organisent les affrontements. Pendant un temps, le débat a mis en présence Trudeau, Lévesque, Bourassa. Trois Québécois. Lorsque se sont effectués par érosion ou par secousses les changements de la garde, d'autres figures ont émergé : Mulroney, Ryan, Chrétien, Johnson... Le Québec continuait à fournir plus que sa part aux différents camps. À l'échelle canadienne, ce ne sont pas les Turner, Kim Campbell ou Joe Clark qui contrebalancent cette contribution québécoise. Plus près de nous, la règle trouve une nouvelle illustration : Paul Martin, Gilles Duceppe et, pour autant qu'il en vienne à se situer quelque part sur l'échiquier, Jean Charest. Le nouveau chef conservateur, Stephen Harper, après avoir fait illusion quelques jours au cours de la dernière campagne électorale, ressemble lui aussi à un leader régional plus qu'à un aspirant plausible à la direction du pays entier.

Ressemblance supplémentaire entre la France et le Québec? Culture politique imputable à un génie (ou à une tare!) d'un type particulier? Pari spontané de certaines cultures sur les symboles, les institutions, la diplomatie? Tendance chez certaines à privilégier la politique à défaut de contrôler les leviers économiques et industriels?

Je n'ose évidemment pas répondre péremptoirement à mes propres questions...

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040705.html

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