Dixit Laurent Laplante, édition du 15 juillet 2004

Démocratie menacée, mais par qui?

Selon une analyse stridente et moralisatrice, l'absentéisme des électeurs menace la vie démocratique. De scrutin en scrutin, en effet, la participation diminue et les élus représentent un pourcentage décroissant de la nation. Admettons. Mais la même démocratie n'est-elle pas davantage vidée de son sens quand les choix exprimés par l'électorat sont réinterprétés à la baisse ou quand certaines options désirables sont évacuées du bulletin de vote? La question se pose avec acuïté au Canada, aux États-Unis, en Israël et ailleurs encore.

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Dans une déclaration qui sonnait un peu moins faux que d'habitude, le premier ministre Paul Martin prétendait, au soir d'un scrutin qui l'avait privé de sa majorité à la Chambre des communes, avoir compris les messages de l'électorat. Il lui aura quand même suffi de quelques jours pour annihiler l'espoir qu'il venait de susciter. D'une part, Paul Martin a confié à deux adjoints allergiques à l'humilité et incapables d'un honnête examen de conscience le soin de se mettre à l'écoute de la population. Ni Pierre Pettigrew, dont le triomphalisme est la marque de commerce, ni Jean Lapierre, auquel il faudrait rappeler quotidiennement qu'il a (il peut le vérifier!) deux oreilles et une seule bouche, ne peuvent, en effet, se taire assez longtemps pour entendre les voix extérieures. D'autre part, Paul Martin engage présentement le Canada dans la militarisation de l'espace qu'il condamnait vertement pendant la campagne électorale. Bien sûr, le premier ministre tentera encore la quadrature du cercle; il ne convaincra personne qu'un bouclier antimissiles sert à faciliter la circulation des anges. Pendant la campagne, il blâmait le Parti conservateur d'une sympathie excessive à l'égard des politiques étatsuniennes, mais que fait-il aujourd'hui? En plus, Paul Martin heurte par ce bellicisme le courant d'opinion qui vient de le priver de près de vingt sièges au Québec. Si c'est cela comprendre les messages de l'électorat, ne perdons pas de temps à imaginer ce que seraient l'entêtement et la surdité.

Il y a pire. Le gouvernement élu le 28 juin n'est pas celui que souhaitait l'électorat, mais le moindre mal. Beaucoup ont favorisé le Bloc québécois par colère face aux mensonges libéraux. D'autres ont renoncé à voter en faveur du NPD de peur de devenir les alliés objectifs du fondamentalisme conservateur. Plusieurs Canadiens votant hors du Québec auraient souhaité - j'en trouve la preuve dans les courriels de lecteurs - appuyer le Bloc québécois, mais n'avaient pas la possibilité de le faire. De plus, la date choisie pour le scrutin éloignait des urnes un nombre considérable de jeunes. Que la démocratie de ce pays soit menacée, j'en conviens, mais ce n'est pas surtout par l'apathie de l'électorat.

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Traverser la frontière canado-américaine ne regonflera pas le moral. Les deux candidats à l'occupation de la Maison-Blanche professent sur nombre de points des opinions scandaleusement convergentes. Même le bourbier irakien échappe à la réévaluation. Le candidat démocrate, loin d'inventer des relations apaisées entre la communauté internationale et l'hégémonie de son pays, déborde les républicains par la droite. John Kerry, en effet, veut plus de soldats en Irak, il blâme les pays qui s'apprêtent à retirer leurs troupes d'un conflit fondé sur la voracité et le mensonge, il donne un chèque en blanc à Ariel Sharon, il désavoue les tribunaux internationaux... Comme si le conservatisme de Kerry ne décevait pas assez cruellement la partie pondérée de l'opinion étatsunienne, voici qu'entre en scène comme colistier de Kerry un politicien encore plus à droite que lui. Si l'on interprète correctement les sondages d'opinion publique, il est pourtant manifeste qu'une bonne moitié de l'électorat étatsunien est mécontente des orientations choisies par Bush et avalisées par Kerry. Dans ce contexte, un électeur sur deux sait d'avance que son opinion n'intéresse aucun candidat. Ralph Nader? Il assure la présence de l'angélisme dans le débat électoral, mais il convaincrait davantage s'il rejetait plus fermement les contributions républicaines à sa caisse électorale...

Démocratie menacée? Oui encore une fois, mais par qui?

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L'Israélien modéré est privé lui aussi d'un juste poids électoral. Le fanatisme des squatters pèse plus lourd que l'opinion de la majorité. Ariel Sharon, qui blâme Yasser Arafat de ne pas contrôler ses fanatiques, parvient à moins que lui malgré des moyens plus grands. Sharon, dont le discours sinue selon la conjoncture et les interlocuteurs, continue d'ailleurs à souffler le chaud et le froid : d'un côté de la bouche, il promet d'évacuer la bande de Gaza; de l'autre, il envoie paître quiconque lui demande de négocier avec les Palestiniens. Rien là-dedans qui puisse inspirer fierté à l'Israélien assoiffé de sécurité, mais capable de respecter son vis-à-vis palestinien. Ce type d'Israéliens est pourtant plus répandu qu'on le croit.

Pendant ce temps, les travaillistes cherchent leur âme et laissent Shimon Pérès, politicien dépassé et déboussolé, se rapprocher des thèses du Likoud.

Quand l'opinion modérée est ainsi étouffée par le fanatisme des uns et l'instinct guerrier des autres, la démocratie est assurément menacée. Non pas surtout par la paresse de l'électorat, mais par l'autocratie des militaires.

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À l'échelle internationale, un certain nombre de pays, dont le Canada, contribuent également, avec une redoutable efficacité, à éroder les acquis de la démocratie. L'hypocrisie canadienne est, à cet égard, exemplaire. Le pays se félicite de la création de tribunaux internationaux et se réjouit de la place qu'y occupent des juristes canadiens. Quand, toutefois, la Cour internationale de LaHaye affirme l'illégalité du mur construit par Israël à travers les terres palestiniennes, le Canada, soudain pusillanime, reproche à ce tribunal son intrusion en zone politique. Les États-Unis et l'Europe ne font pas mieux.

Pour croire à une solution politique, il faut pourtant plus qu'une effervescence de l'imagination. Depuis des années, Israël se refuse à toute négociation, selon des prétextes variables et fallacieux qui vont de « l'absence d'interlocuteur » à la nécessité d'accéder d'abord à la paix. Du rapport Mitchell à la « feuille de route » en passant par le rapprochement d'Oslo, tout a été essayé et tout a raté. Une évidence bouche l'horizon politique : Israël ne négociera pas. Dès lors, rejeter l'avis de LaHaye et proposer sans y croire le recours au dialogue politique, c'est, de la part du Canada, une lâcheté détectable sous le maquillage.

Démocratie menacée? Par qui?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040715.html

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