Dixit Laurent Laplante, édition du 19 juillet 2004

Comment traiter la rage au micro?

Le phénomène de la « rage au micro » est réel et inquiétant, mais je ne suis pas certain que la thérapie adéquate soit de lui accorder publicité et retentissement supplémentaires. C'est donc en éprouvant un sentiment d'ambivalence que je tente, après tant d'autres, une réflexion sur le genre d'animation radiophonique contre lequel vient de sévir le Conseil canadien de la téléradiodiffusion et des communications (CRTC). Je me résigne à ajouter mon grain de sel parce que des lecteurs m'y invitent et parce que la démagogie ambiante me semble en train de brouiller les repères. Nous sommes revenus aux jeux du cirque, à cette différence près que le lion qu'on empêche de déchiqueter son chrétien se prétend traité injustement et qu'il se trouve des âmes généreuses pour bénir l'appétit léonin.

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La station de radio à laquelle le CRTC vient de retirer son permis de diffusion ne peut nier qu'elle a joué avec le feu. Elle a sciemment dépassé les bornes de la décence, mais elle a calculé, à tort, que le CRTC, fidèle à sa tradition de pusillanimité, se contenterait d'une stérile admonestation additionnelle. Elle a joué et a perdu.

Elle méritait d'ailleurs de perdre. Elle a commis des crimes nombreux et délibérés sans le moindre signe de repentance. Car c'est de crimes qu'il s'agit et non d'égratignures bénignes.Les animateurs peuvent s'absoudre s'ils le veulent, il n'en demeure pas moins que la diffamation, l'incitation à la haine, la diffusion du mépris sont des crimes que n'importe quelle société civilisée mentionne dans son code criminel. S'il n'est pas permis de répandre la haine contre la communauté juive, ni même d'exprimer des doutes sur la génocide perpétré par les nazis, il n'est pas davantage admissible d'utiliser un micro pour humilier ou intimider qui que ce soit.

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Cela dit, comment combattre ce type de criminalité? Certainement pas, me semble-t-il, en accroissant les pouvoirs de la bureaucratie. Le CRTC a beau constituer un pouvoir quasi-judiciaire, il est quand même construit sur la base de nominations et non d'élections. Ces nominations peuvent être moins vivement « colorées » politiquement qu'au moment où les Pierre Juneau et Jacques Hébert y occupaient une place démesurée, mais l'organisme est tout de même composé selon les décisions d'un pouvoir politique qui refuse de dire son nom. Dans un domaine aussi délicat et névralgique que celui de la liberté d'expression, on souhaiterait que le pouvoir politique, même par personnes interposées, se tienne à distance respectueuse. Ce ne fut pas le cas. Pour ma part, je n'aime pas qu'un douanier saisisse des publications en transit parce qu'elles dépassent son seuil personnel de tolérance. Je n'aime pas davantage que l'enquête policière profite de l'hystérie autour du terrorisme pour arrêter et détenir des suspects sans contrôle judiciaire. Et je pense que le CRTC s'approche de la censure préalable quand il présume que la diffusion des émissions d'Al-Jazira vaudra au public canadien une surabondance de propos haineux.

La rage au micro a conduit à une criminalité que l'on a tort de banaliser et qui chasse de la vie publique des personnes qui craignent d'être roulées dans la boue; toutefois, on donne prise à la démagogie et on ouvre la porte aux abus difficilement imputables à qui que ce soit si l'on recourt à la bureaucratie pour neutraliser les agresseurs.

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On ne s'approche guère d'une solution lorsque, à la façon de la Fédération des journalistes, du Conseil de presse, de quelques députés et d'une brassée d'analystes, on soupèse savamment les mérites respectifs de la liberté d'expression, d'une part, et, d'autre part, de la protection des réputations et de la paix sociale. Tout cela va de soi. Bien sûr, la liberté d'expression comporte des responsabilités. Bien sûr, le droit de l'un est tempéré par le droit de l'autre. Bien sûr, la démocratie préfère les abus de quelques-uns au silence de tous. Autant de lieux communs qui confortent les consciences sans faire progresser le débat. Le défi est de préciser les conditions de l'arbitrage entre la liberté d'expression et la sanction des crimes commis contre les individus et la société.

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Parmi les sophismes auxquels recourent ceux qui font profession d'agresser les gens, on dénichera quand même une suggestion relativement juste : « Si l'on me reproche quelque chose, déclare l'un des agresseurs, qu'on me poursuive! » C'est, en effet, aux tribunaux qu'il convient de faire appel, non au CRTC.

Ne concluons pourtant pas que la station punie par le CRTC professe plus de respect pour le pouvoir judiciaire que pour le CRTC. Quand le CRTC a accordé un permis de diffusion à la station, il a trouvé grâce aux yeux de nos démocrates à éclipses; si le même CRTC retire le permis de la station, il mérite soudain tous les reproches. Appréciation à géométrie variable. On remarquera également que la station qui prétend aujourd'hui faire confiance au pouvoir judiciaire a tout mis en oeuvre il y a quelques semaines pour fausser le travail des tribunaux dans le dossier de la prostitution juvénile. L'intimidation suscitée par cette station et d'autres médias constituait un tel déni de justice qu'il a fallu, aux frais du public, entendre la cause à Montréal plutôt qu'à Québec. L'arbitre dont la station réclame l'intervention de préférence à celle du CRTC n'a pas été jusqu'à maintenant l'objet d'un respect convaincant de la part des salisseurs. La station prétend que le CRTC ne respecte pas le jugement de ses auditeurs; la même station compte sur les pressions populaires pour obtenir la décision que ses plaidoieries n'ont pas arrachée. Cherchons l'erreur.

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Identifier le pouvoir judiciaire comme celui qui doit procéder aux arbitrages cruciaux, ce n'est encore que théorie. Dans les faits, le déséquilibre des ressources entre les parties a toujours fragilisé et souvent stérilisé le travail judiciaire. Il y a une justice pour les riches, une autre pour les pauvres. En l'occurrence, il y a une justice dont la station a les moyens et une autre, infiniment plus modeste, dont se contentent les victimes des termites sociaux (l'expression est de René Lévesque). Quand la station invite les personnes humiliées ou salies à un duel judiciaire, elle sait ce qu'elle fait. Le char d'assaut ne redoute pas les tire-pois. Tôt ou tard, la députée, le maire, l'immigrant, l'homosexuel devra interrompre sa défense faute de fonds; l'agresseur, qui peut compter sur des fonds corporatifs et qui tisonne à son bénéfice les pires préjugés sociaux, s'en tirera sans grands dommages. Qu'on retourne un instant en arrière et on confimera l'observation.

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La solution? Elle passe par un affrontement judiciaire plus équilibré entre les parties. Qu'on ne dise pas trop vite que cela est impossible. On trouverait, en effet, dans l'histoire du CRTC lui-même l'exemple d'efforts en direction de l'équité. Très sagement, le CRTC a compris un jour que les modestes abonnés d'un conglomérat comme Bell ne réussiraient jamais à se payer les experts capables de contredire ceux de l'entreprise. On a alors décidé de faire payer par Bell les dépenses des témoins experts embauchés par les abonnés. Piste peut-être à explorer.

De façon plus large, demandons ceci : les pouvoirs publics ont-ils raison de traiter comme des litiges privés les crimes commis contre les réputations et les institutions? Pendant longtemps, la police a fermé les yeux sur la violence familiale. Affaire privée, disait-on. Depuis que la sensibilité policière se fait plus subtile, les femmes peuvent commencer à espérer. De la même manière, des protocoles de retour au travail complètement aberrants ont longtemps passé l'éponge sur le vandalisme et l'intimidation pratiqués pendant une crise dans les relations de travail. Affaire privée, disait-on. Avec le temps, le ministère public a commencé à comprendre qu'une entreprise n'avait ni à sanctionner ni à pardonner la violence. Dans le cas de la violence verbale, il nous reste à comprendre qu'elle peut être aussi cruelle et dévastatrice que les autres. Et qu'elle n'est pas un problème strictement privé.

Suis-je en train de remplacer la bureaucratie du CRTC par la bureaucratie policière ou légale? Pas du tout. Subira-t-on un déferlement de plaintes futiles dès l'instant où quelqu'un saura qu'il peut compter sur l'État pour le défendre? Pas davantage. Des mécanismes existent, qu'il s'agisse d'aide juridique ou de recours collectifs, qui pemettent le tri entre le futile et le lancinant. Les fonds publics ne risquent aucune dilapidation et aucune bureaucratie n'est incitée à l'expansion...

Il s'agit d'équilibrer l'affrontement entre les médias irresponsables et leurs victimes. Le recours aux tribunaux deviendra alors une possibilité suffisamment concrète (et coûteuse) pour que les agressions perdent leur présente rentabilité.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040719.html

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