Dixit Laurent Laplante, édition du 16 août 2004

Les doutes dont on se passerait

L'incertitude fait partie de la condition humaine et on étalerait une bien puérile immaturité si l'on exigeait en toutes choses la garantie du succès et une sécurité blindée. La mort fait partie des rendez-vous indiscutables et elle apparaît d'autant plus redoutable qu'on n'en connaît pas l'heure. Comme disait Borgès : « Je ne sais à peu près rien de moi. La preuve, c'est que je ne sais même pas quand je vais mourir... » À cette réalité implacable s'ajoutent les aléas de l'emploi, le flou des relations avec autrui, l'inquiétude à propos des êtres chers... L'existence humaine doit composer avec ces risques et ces doutes. Rien n'oblige cependant à encourager la méfiance et l'inquiétude à force de tricheries. Les doutes inévitables suffisent déjà amplement. Pourquoi alors permettre au mensonge d'empoisonner le monde de la politique, du sport, des droits fondamentaux?

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Lorsque j'ai publié, il y a déjà huit ans, un pamphlet intitulé « Pour en finir avec l'olympisme », on m'a souvent demandé pourquoi je l'avais commis. Ma réponse fut toujours double : « Parce que j'aime le sport et parce que je déteste le mensonge. » Pendant que se déroulent les jeux d'Athènes, les mêmes réticences me reviennent en mémoire, avec cependant des nuances : le sport a subi une telle contamination commerciale qu'il a perdu beaucoup de son attrait et de ses mérites, tandis que la sempiternelle possibilité du mensonge empêche le public de s'abandonner à la magie des prouesses. Le doute s'est installé et chacun attend, avant de s'enthousiasmer, la fin des tests antidopage. Dans la célébration olympique du sport, la sécurité et le dopage occupent désormais l'avant-scène.

Des progrès ont été accomplis, me dira-t-on, aussi bien dans l'assainissement des moeurs du CIO que dans la lutte au dopage. Progrès fort limités, me semble-t-il. Le CIO constitue toujours un club privé qui ne rend de compte à personne et qui coopte ses membres à la manière de la famille régnante saoudienne. Le CIO continue d'exercer un véritable pouvoir de taxation sur les pays, tout en leur abandonnant les risques. Il empoche une part croissante des bénéfices, mais se lave les mains des déficits toujours possibles. Le choix des disciplines ne correspond pas aux besoins physiques des humains, mais aux préférences des conglomérats fondés sur le spectacle commercial et le vedettariat propice aux ventes des produits dérivés. On prétend glorifier les athlètes, mais on maintient les hymnes nationaux, les classements chauvins, le dédain pour tous ceux qui ratent les médailles. Quant au dopage, sa menace plane toujours, car l'industrie pharmaceutique est plus créatrice en produits dopants qu'en méthodes de détection. Le doute persiste et fait son oeuvre.

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Chaque fois que j'entends un reportage en provenance de l'Irak, je me demande où est le journaliste qui me décrit la situation. Dans sa chambre d'hôtel à écouter CNN? Dans une des salles où les militaires étatsuniens tiennent leurs « points de presse »? Dans un pays limitrophe? Et je songe alors à la remarquable honnêteté professionnelle de la journaliste du Globe & Mail qui, à l'époque de Tien-Anmen, attachait une mise en garde à chacun des reportages qu'elle expédiait de Beijing : « Ce texte a pu faire l'objet de coupures ou de retouches ». Je voyais là de l'humilité, mais surtout la pratique d'une remarquable éthique. Si l'objectif de ce métier est d'informer, le premier effort doit consister à calibrer l'information, à aider le lecteur à porter jugement ou à douter sainement, non à faire semblant d'avoir vu.

Dans l'Irak d'aujourd'hui, que voit le journaliste? Pour un Robert Fisk qui patrouille cette partie du monde depuis plus de trente ans et qui, sans jouer les matamores, circule plus que la moyenne, combien y en a-t-il qui répercutent exclusivement la propagande des troupes d'occupation? Je n'oblige personne à risquer sa vie, mais je n'aime pas que les journalistes nous racontent depuis Bagdad ce qui se passe à cinquante ou cent kilomètres de là et qu'ils n'ont pu vérifier. Pourquoi pas une modeste addition disant « Cet article est fondé sur les affirmations de l'armée d'occupation »? Tant que l'ego des journalistes les empêchera de s'avouer mal renseignés, c'est l'information en général et le journalisme comme tel qui susciteront le doute.

À cet égard, l'endossement que Reporters sans frontière accordait sans en rien connaître à la cause de CHOI-FM concorde tristement avec la philosophie de Robert Ménard, mais il devrait répandre le doute sur la fiabilité de ce croisé. Lire Ménard ne fait d'ailleurs qu'amplifier le doute :

Le siège du secrétariat international est établi à Montpellier, dans les locaux de la section française. L'autonomie des sections étrangères est très relative : elles sont surtout là pour diffuser l'information transmise par le siège, car j'estime nécessaire que nous nous exprimions d'une seule voix. Je ne souhaite pas non plus que les sections commentent l'actualité de leur propre pays. Imaginons, pour prendre l'exemple espagnol, que la section locale traite le dossier basque : elle le fera nécessairement avec un grand luxe de nuances et de restrictions. Or, nos rapports ne doivent pas être trop nuancés : ils doivent être directs, sans fioritures. C'est notre force : si l'on tient compte de trop de paramètres, on n'écrit plus rien et on ne critique plus personne. Tant pis si cela a pour conséquence que nous soyons l'un des derniers endroits où sévit le " centralisme démocratique "!

Ériger cela en modèle et en caution montre qu'on ne l'a jamais lu.

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Aux États-Unis, la course à la présidence reproduit dans ce qu'elle présentait de pire la récente campagne électorale canadienne. La question ne consiste plus à savoir ce que souhaite la nation américaine, mais où se situe sa « moindre perplexité ». Tout comme les Canadiens ont récemment voté à reculons, en tentant d'abord de se prémunir contre le pire. Les deux candidats suscitent un tel doute et font lever si peu d'espoir qu'un pourcentage énorme de l'électorat se désintéresse de leurs propos. Les deux camps veulent le pouvoir, mais aucun n'en propose un usage stimulant. Certes, le programme de John Kerry se distingue parfois des politiques républicaines, surtout en ce qui a trait à la fiscalité et aux responsabilités sociales de l'État, mais le parti démocrate est si empressé à copier le parti républicain dans l'agression contre l'Irak, l'appui à Israël et le délire sécuritaire que l'électorat remarque les similitudes plus que les différences. À l'heure actuelle, de nombreux citoyens des États-Unis, incapables de départager clairement les deux candidats, tirent la conclusion désabusée : « Dans le doute, abstiens-toi... » Quand le choix n'existe plus, il n'y a plus de démocratie.

On ne s'étonnera donc pas si les « pragmatiques » qui entourent George Bush envisagent le plus sérieusement du monde la suppression du scrutin de novembre. Certes, ils invoquent la menace terroriste pour tester cette hypothèse honteuse. Ce n'est quand même pas leur véritable motif. En leur âme et conscience, ils pensent, avec une certaine justesse, que le scrutin ne rime à rien. Surtout, ils croient que Dieu les a choisis pour implanter aux États-Unis et sur la planète un gouvernement éternellement républicain. Tout comme ils avaient besoin des armes de destruction massive pour justifier l'invasion de l'Irak, peut-être prendront-ils prétexte du terrorisme appréhendé ou inventé de toutes pièces pour décréter l'état d'urgence et escamoter le rituel électoral... Vision apocalyptique? Bien sûr, mais si le Dieu que cite la Maison-Blanche veut l'apocalypse, qui nous en protégera?

Le doute parvient ainsi aux racines mêmes de la démocratie. Puisqu'il n'y a plus de différence perceptible entre les deux partis, un mensonge de plus pourrait rendre futile le rituel électoral.

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Revenons un instant au Canada où le gouvernement minoritaire de Paul Martin fait de son pire pour que s'amplifie le doute sur son aptitude à gérer honnêtement. Voilà, en effet, que le ministre McCallum, responsable de la Société des Postes, accepte la démission du PDG de l'organisme comme si le départ d'André Ouellet devait faire oublier ses années de népotisme et de gestion échevelée. Impliqué dans le scandale des commandites, bénéficiaire de presque deux millions en frais de voyage inexpliqués, personnellement impliqué dans des contrats boiteux de plus d'une trentaine de millions, l'ex-ministre libéral recyclé en gestionnaire s'est conduit en despote tribal. Mais le gouvernement de Paul Martin, qui promettait la transparence, ne voit pas pourquoi il devrait sévir. Étrange façon de lever le doute sur la corruption érigée en nom de famille par le clan libéral.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040816.html

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