Dixit Laurent Laplante, édition du 6 septembre 2004

Existe-t-il ce monde plus sûr?

Les carences morales de George Bush sont si considérables et nombreuses qu'il est difficile d'expliquer la stabilité de ses appuis populaires. Ils sont pourtant réels. Des facteurs étrangers à sa personne militent, il est vrai, en sa faveur, mais son persistant succès dans les sondages dépend également et peut-être davantage encore de sa propre performance. Cela, il faut le reconnaître. Cela ne fait pourtant pas disparaître un troublant mystère : comment des millions d'individus sains d'esprit peuvent-ils adhérer à son dogme d'un monde devenu plus sûr grâce à George W. Bush commandant en chef?

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Retournons un instant en arrière et rappelons-nous la réaction de la Maison-Blanche au lendemain des attentats de 2001. Le monde était désormais scindé en deux, partagé entre le Bien et le Mal (Bush adore les majuscules mentales), et la guerre entre les deux camps serait éternelle. Si l'on oublie les quelques flottements initiaux dans le vocabulaire présidentiel, flottements qui l'ont amené à ne plus parler de « croisade », le manichéisme cher au président s'est exprimé instinctivement; depuis lors, il est demeuré à l'avant-plan de ses discours. Nul ne pourra l'accuser d'avoir jamais édulcoré ce simplisme ou rompu avec sa vision.

Parce que vision il y a. Non seulement une vision moralement manichéenne, mais aussi une vision étroitement chauvine. Dans un monde sollicité par le Bien et par le Mal, les États-Unis de George Bush incarnent à eux seuls la totalité du Bien. Ils Le définissent à leur gré, Le confondent avec leurs intérêts, y compris les plus mercantiles, Lui immolent alliés et partenaires. Quand les États-Unis sont le seul pays à juger nécessaire une invasion ou le renversement d'un gouvernement, cela démontre tout simplement que les autres se trompent dans leur définition du Bien. Les prophètes porteurs de l'onction divine n'ont nul souci des barbares.

Cette rude affirmation d'une vérité révélée aux seuls États-Unis, George Bush promet de la maintenir avec une fidélité accrue pendant les quatre années de son second mandat. Nul ne doute de sa détermination. Cette vision d'un pays mandaté par le Bien pour ordonner et civiliser le monde flatte si efficacement l'ego étatsunien que des millions d'électeurs applaudissent et que l'aspirant John Kerry s'efforce de la partager.

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La connivence entre la vision de Bush et l'une des âmes étatsuniennes permet au chef républicain de dire n'importe quoi et son contraire. Il rêve d'un bouclier antimissiles alors que les pires attentats contre le territoire étatsunien sont venus du territoire étatsunien. Il se dit homme de paix tout en promettant de toujours devancer les velléités menaçantes de quiconque. Il serait homme de compassion même en favorisant les riches plus que les pauvres ou les chômeurs. Le monde est aujourd'hui plus sûr, affirme-t-il, tout en poussant les budgets militaires au-delà de la capacité de payer du pays. Cette dernière affirmation, assenée avec force et constance, étonne de deux manières. D'une part, les faits la démentent avec une force et une constance comparables. D'autre part, le président Bush réussit jour après jour à persuader l'électorat de croire son président plutôt que la réalité.

L'explication? On la trouve peut-être, éclairante et déprimante, dans la vision étriquée que se fait le président Bush de la mission étatsunienne. Dans cette hypothèse, le drame sera qu'une moitié du peuple étatsunien succombe elle aussi à la tentation du repli sur soi. À dire vrai, c'est le président Bush lui-même qui donne tout son poids à cette possibilité. Selon lui, un président étatsunien doit être, d'abord et avant tout, un chef de guerre voué à la protection de son peuple. Toujours selon lui, le peuple à protéger, c'est le peuple étatsunien et la protection à offrir comprend toutes les formes d'agressions préventives. Le monde, ce ne serait donc pas celui auquel songent spontanément les humains qui peuplent la planète, mais le territoire des États-Unis. Et l'appui que reçoit cette conception chauvine et réductrice démontrerait tragiquement qu'une moitié de l'électorat étatsunien aime bien cette sécurité à consommation strictement domestique.

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Même soutenu par une moitié de l'électorat, George Bush se trompe. Même réduite à la protection d'intérêts étroitement nationaux, la vision du président est contredite par les faits : un président américain qui serait contenu en entier dans un uniforme de guerrier en chef manquerait à ses devoirs essentiels et minerait la sécurité du pays au lieu de l'assurer.

Il est sidérant que George Bush se veuille d'abord le guerrier tutélaire dont aurait besoin le territoire étatsunien. Même dans l'un des rares domaines auxquels George Bush comprend quelque chose, celui du pétrole, les intérêts étatsuniens à l'étranger sont si dispersés qu'aucune armée ne peut tous les mettre à l'abri. Les coûts d'une telle lubie sont également hors de portée même du budget le plus déséquilibré qui soit. Le dialogue, la négociation, la diplomatie, la coexistence sont les seules voies conduisant à une protection réelle des intérêts étatsuniens. Le guerrier en chef qui méprise ses éventuels alliés et utilise ses services secrets pour déstabiliser les régimes qui lui déplaisent, ce guerrier met en branle les ripostes sauvages qui ensanglantent présentement le monde. Certains fanatismes trouvent dans la vision militarisée du guerrier en chef un prétexte qui fait oublier leur propre démesure. Mieux vaudrait que le président des États-Unis dépouille l'uniforme et renonce aux endossements divins. Mieux vaudrait, pour la paix du monde et pour la sécurité de tous, y compris le peuple étatsunien, que la Maison-Blanche cesse de se prendre pour une caserne.

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Si le terme monde conserve son sens usuel, il est impensable de le juger plus sûr qu'avant l'invasion de l'Irak. Quand une école devient un objet de chantage et un champ de bataille, quand on tire sur les ambulances et qu'on assassine les adversaires politiques, quand les métiers de journalistes ou de médecins cessent d'être perçus comme porteurs de valeurs démocratiques ou philanthropiques, le monde, entendu dans son vrai sens, n'est pas plus sûr.

Si, aux yeux d'un président qui traite aujourd'hui en fétiche politique l'uniforme qu'il hésitait à porter quand c'était le temps, le monde se réduit à l'espace étatsunien, il n'y a pas non plus amélioration de la sécurité. En traitant mal les chômeurs, en multipliant les exclus, en sapant les acquis des femmes et des assistés sociaux, le président-guerrier insécurise sa propre nation. En méprisant quiconque, État ou opposant, conteste sa vision, le président-commandant en chef compromet la sécurité des ressortissants étatsuniens partout sur la planète. En formulant et en appliquant des politiques méfiantes et même racistes à l'égard de certaines couches d'âge et de diverses ethnies, ce n'est certes pas la sécurité qu'on obtient comme résultat, mais l'humiliation et la colère. La sécurité est également compromise dans tous les pays qui, forts des dérives étatsuniennes, saisissent l'occasion de frapper les opposants encore plus durement que d'habitude.

Le monde est plus sûr? Quel monde? Quelle sécurité?

Laurent Laplante

P.S. Une lectrice, que je remercie, nous a fait parvenir l'histoire ci-jointe que j'aimerais partager avec vous.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040906.html

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