Dixit Laurent Laplante, édition du 16 septembre 2004

Une diffusion qui tire vers le bas

De tout temps, semble-t-il, une tension a existé entre les classes ou strates sociales. Tension aussi entre les valeurs des divers groupes. Ceux qui logeaient en altitude, nobles, seigneurs et diplômés, prétendaient à une certaine distinction et se piquaient de parler littérature et diplomatie avec un accent pointu et des manières salonnardes. Ceux qui, au contraire, préféraient coller à la « vraie vie » et détestaient les artifices, parlaient sans apprêt, apparentaient fierté et parler populaire, préféraient le naturel au maniérisme. La première catégorie, qualifiée d'élitiste, est souvent présentée aujourd'hui comme opposée à la démocratie; seule la seconde, d'après le courant présent, mériterait d'être qualifiée d'authentique et de vraie. Chose certaine, plusieurs médias, y compris Radio-Canada, se rangent résolument dans la seconde catégorie au point de renoncer au raffinement et de tirer leurs auditoires vers le bas. Je me résigne difficilement à cette trahison qui rappelle celle des clercs d'une autre époque. L'exception culturelle, ce n'est pas seulement une ligne Maginot érigée contre les envahisseurs étrangers.

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À la racine du problème, peut-être y a-t-il l'érosion subie par une notion sans laquelle une société dépérit : celle d'intérêt public. À compter de l'instant où chacun se désintéresse de tout ce qui n'est pas son profit individuel, il n'y a plus de société. Il y a seulement des rapports de force, ceux de la jungle où les plus gros dévorent les plus faibles. Nul ne niera que notre époque se caractérise pourtant, ici et ailleurs, par une recherche frénétique du dividende personnel. Je, me, moi. L'État est dévalorisé précisément parce qu'il nous rappelle la nécessité de répartir la richesse, de soutenir les plus faibles, de maintenir une cohésion sociale au moins élémentaire. Ce n'est pas retourner à l'abstinence et au jeûne que de souligner l'absolue nécessité d'un dépassement vers l'intérêt public.

L'intérêt public exige davantage lorsque croît l'importance des fonctions. Ainsi, les ordres professionnels sont astreints, tel est du moins le premier article de leur loi, à rechercher d'abord l'intérêt public. La protection de la société et du client passe avant l'intérêt personnel du notaire ou du comptable. Si l'on triche avec ce principe et cette échelle de valeurs, le public ne peut plus se fier aux professionnels; s'ils ne peuvent compter sur leurs conseillers professionnels, les gens sont à la merci de ceux et celles qui possèdent une compétence supérieure et qui peuvent en abuser. La liberté du professionnel s'incline devant la protection de l'intérêt public. Dans le cas des ordres professionnels bénéficiant d'un monopole absolu sur un secteur d'activités, la contrepartie imposée par l'État est qu'ils exigent de leurs membres des études de haut niveau et redressent les torts causés au public. Le « je, me, moi » est encadré, de sorte que le public puisse vivre sans toujours redouter l'incompétence ou la magouille.

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C'est aux États-Unis, pays du libéralisme triomphant, qu'est née la formule des régies de services publics. Dans les domaines envahis par des monopoles, l'État, pourtant frileux sous ces latitudes, intervient pour surveiller les fournisseurs de services qui n'ont pas à redouter la concurrence. Consolidated Edison ne peut hausser son tarif sans répondre aux questions d'un board choisi par les pouvoirs publics. Qu'il s'agisse d'électricité, de téléphonie, de gaz, un mécanisme se met en place pour remplacer la concurrence absente. De puissants intérêts privés ont ainsi appris à leurs dépens qu'ils ne pouvaient pas installer n'importe quel barrage sur une rivière à saumons. Quelqu'un, au nom de l'État, entend les revendications des usagers et de la société civile et procède aux arbitrages nécessaires. Le pays où n'importe qui, paraît-il, peut devenir gouverneur de la Californie ou occuper la Maison-Blanche est aussi un pays qui surveille les déséquilibres entre les humbles mortels et les conglomérats qui oeuvrent dans le domaine des services publics.

Il était prévisible que le Canada suive l'exemple étatsunien. La pratique canadienne diffère cependant, pour des motifs parfois défendables, de celle de son homologue. Il aura fallu des décennies avant que Hydro Québec, État dans l'État, soit placée (au moins théoriquement) sous la surveillance d'une régie. Dans un domaine comme celui de la radio et de la télévision, le Canada a voulu, en raison du poids de son voisin, protéger ses créateurs et ses industries culturelles par divers contingentements. Les États-Unis n'ont guère à redouter le déferlement sur leur sol de productions culturelles d'origine étrangère, mais le Canada a compris que l'État devait intervenir sous peine de voir disparaître ses industries du disque ou de la chanson. Il y eut donc obligation pour les diffuseurs de maintenir tel ou tel pourcentage de production canadienne dans leur programmation. S'en remettre au sens des responsabilités des diffuseurs privés, c'était courir à l'étiolement de la culture canadienne. Leur totale liberté se serait payée d'une anémie croissante de la création québécoise et canadienne. L'entrée en scène de nouvelles technologies rend poreux les anciens contrôles; cela ne démontre pas que le Canada avait tort de recourir à l'exception culturelle.

Les diffuseurs privés ont rarement adhéré à cette notion d'intérêt public. De l'expression « industrie culturelle », ils n'ont retenu que le segment « industrie. » Du couple « intérêt public », ils n'ont conservé que la notion d'«intérêt ». Rien d'inattendu dans cette divergence : à l'État de résister aux voracités néolibérales. Les choses se compliquent cependant quand le réseau public canadien définit ses orientations et sa pratique en mimant jusqu'à la grossièreté et au racolage les moeurs du secteur privé. Nous en sommes là. Pourquoi? Parce que la cote d'écoute impose sa loi. Parce que la cote d'écoute met fin à la tension féconde qui devrait exister entre l'effort vers le haut et la démagogie. Dans une société normale et viable, il y a place pour « du pain et des jeux », mais l'État doit préserver et encourager aussi le théâtre, la poésie, la lecture.

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Un mot sur la familiarité, la grossièreté, la confusion des genres littéraires et des niveaux de langage. Ces dangers sont inévitables et je ne connais guère d'être humain qui ne s'accorde jamais la soupape d'un mot grivois ou d'une farce d'un goût douteux. De là à le faire devant la caméra ou le micro, il y une marge. L'État a eu raison, selon l'expression de Pierre Trudeau, de se retirer des chambres à coucher. L'heure est peut-être venue de rappeler la différence entre les familiarités de la chambre à coucher et les propos tenus en ondes, entre le métier d'animateur et celui de commentateur, entre le tutoiement normal dans les vestiaires sportifs et la distance que doit préserver celui qui interroge au nom du public. Tout comme il est temps, n'en déplaise aux démagogues, de distinguer le ton d'une conversation entre amis de celui de l'échange public. Chose certaine, seul un peuple de masochistes financera l'école d'une main et nourrira de l'autre une radio publique propageant un français populacier qui contredit le travail de l'école et des éducateurs.

Je n'imposerai pas mes penchants. Je ne conteste même pas aux autres le droit de préférer Metallica à Bach. J'affirme cependant qu'une société se dégrade et s'empoisonne si elle renonce à défendre jusque dans le secteur privé la notion de service public. Elle se suicide à grands frais quand ses industries dites culturelles revendiquent la liberté de s'aligner avec la grossièreté contre l'école et la culture.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040916.html

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