Dixit Laurent Laplante, édition du 30 septembre 2004

L'atout structurel de John Kerry

L'étrange stratégie électorale du parti démocrate étatsunien a si intimement apparenté la politique étrangère de George W. Bush et celle de John Kerry qu'on s'interroge sur les avantages qui découleraient d'un changement de locataire à la Maison-Blanche. Le clivage serait assurément plus marqué si intervenaient dans le débat les enjeux sociaux et financiers, mais John Kerry et ses conseillers semblent abandonner à l'électorat le soin de les clarifier. À s'en tenir à ces seuls critères, il importerait assez peu que John Kerry ou George W. Bush l'emporte sur son rival. Une autre variable, astucieusement insérée dans l'appareil politique étatsunien, plaide pourtant en faveur de John Kerry, même s'il n'en est que rarement fait mention.

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Les États-Unis constituent une mosaïque si complexe et si riche qu'on n'en soupçonne pas assez la fragmentation et les chatoiements. Il n'y a pas une seule et monolithique société étatsunienne, mais un foisonnement de cultures. Pas toutes séduisantes, mais toutes réelles. Même à l'intérieur d'un seul État, voire d'une seule ville, la population n'a rien de monochrome ni ethniquement ni idéologiquement. Dans une mégalopole comme New York, l'électorat se ramifie en préoccupations juives, noires, italiennes, portoricaines au point de rendre également populaires des personnalités aussi typées qu'Hillary Clinton, Woody Allen ou Giuliani. Le phénomène se vit différemment, mais avec la même intensité, en Californie, en Louisiane ou en Floride. Spectre de colorations qui rend l'analyse aléatoire et devrait enseigner la prudence à l'analyste...

L'étonnant, c'est que cette complexité n'empêche aucunement les observateurs, étatsuniens ou étrangers, de décrire le pays comme polarisé à l'extrême, comme figé dans un bipartisme à géométrie peu variable. Le pourcentage des démocrates rivés à leurs rêves et celui des républicains incapables de remises en question seraient substantiellement les mêmes et la zone incertaine, le « marais » selon les techniciens, ne comprendrait qu'une infime frange de l'électorat. Cette lecture conduit à placer l'accent sur les rares États où le gain de quelques milliers ou de quelques centaines de votes peut abaisser l'un des plateaux de la balance. Ailleurs? Inutile de mitrailler l'adversaire; ou il règne sans conteste ou il ne tente aucune incursion.

Une telle lecture a poussé l'analyse politique à des sommets de raffinement. On cherche, en effet, à distinguer, derrière la stabilité des opinions, les fines nuances de la sociologie et les signes avant-coureurs des facteurs montants. La publicité électorale s'est ressentie de cette analyse. De nombreux commerciaux qu'évoquent rondement les spécialistes n'ont jamais été présentés à l'échelle du pays. Les candidats sont désormais évalués non plus seulement en termes de popularité globale, mais selon la confiance qu'ils inspirent en matière économique, selon le leadership manifesté, selon la capacité de réaction rapide... Et chacune de ces facettes est scrutée selon la grille religieuse, les traditions régionales, l'âge, l'aisance économique, le nombre d'emplois reliés aux armements, etc. On sait tout désormais de l'effet « trou de beigne » vécu par les centres villes, du « bandwagon effect » et de sa contrepartie l'« underdog effect », des engouements et des bouderies intergénérationnels, etc. À croire que les États-Unis comptent autant de maîtres sondeurs que nos Inuits ont vu passer d'anthropologues conviviaux.

Malgré cela, n'en déplaise à certains sondages qui ont avantagé George Bush si subitement et de façon si marquée qu'ils en perdent toute crédibilité, les deux candidats semblent encore faire jeu égal. Par le discours, par les appuis, par l'homogénéisation (ou l'évacuation) des programmes. Plus qu'à la progression d'une option, c'est à un jeu de saute-moutons qu'assistent les observateurs.

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Conclure que « tout vaut pareil » serait cependant ignorer à la fois l'importance qu'a encore, du moins en théorie, la séparation des pouvoirs et l'évolution suivie à ce propos par la pratique étatsunienne. La théorie veut qu'il soit préférable de ne pas concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains. Le cadre constitutionnel des États-Unis en a déduit à l'origine qu'un jeu de « checks and balance » créerait et préserverait l'équilibre. Aucun pouvoir ne devait être absolu, car la révolution française et les « bourgs pourris » de la noble Angleterre avaient discrédité l'absolutisme. La pratique étatsunienne, ainsi que le note avec lucidité Louis Balthazar, s'est quand même permis certaines libertés par rapport à cette belle construction. Séparation des pouvoirs, soit, mais pas nécessairement équilibre entre forces comparables.

« L'histoire politique américaine, écrit Balthazar, s'infléchit à la fin de XIXe siècle, lorsque le président acquiert peu à peu une autorité accrue et renverse le partage des pouvoirs à son avantage. » La séparation des pouvoirs, en terre américaine, n'équivaut pas à la parfaite égalité des pouvoirs. Preuve en est que le pouvoir exécutif pèse notablement plus que les deux autres. Et cela, souligne encore Balthazar, n'a pas commencé avec Bush II.

Cela conduit, entre autres, à deux constats interreliés. D'une part, les États-Unis souffrent présentement, au palier de leurs deux grandes formations politiques, d'un affaissement du débat public. Quand un parti occupe tous les créneaux, exécutif, législatif et judiciaire, le consensus déferle avant que naisse le débat. C'est ce que vivent les États-Unis présentement. D'autre part, il n'existe aujourd'hui qu'une voie pour ranimer le débat public et rendre la nation à ses doutes et à ses curiosités, celle d'une victoire démocrate au palier du pouvoir exécutif. Alimentée par l'inimitié partisane, la polémique reprendrait vie et les publics s'aligneraient soit sur le président soit sur le pouvoir législatif.

Ranimer le débat, ce n'est pas exiger d'une Maison-Blanche démocrate qu'elle inverse subitement la présente trajectoire étatsunienne. Bill Clinton n'a pas obtenu les réformes sociales qu'il prétendait instaurer et l'on peut parier que John Kerry éprouverait quelques difficultés à libérer le pays du complexe militaro-industriel. Le souque-à-la-corde entre un président démocrate et des chambres républicaines recréerait néanmoins les tensions fécondes que souhaitaient les penseurs de l'État étatsunien. Alors que le maintien d'un contrôle républicain sur tous les leviers de commande amplifierait les propensions des États-Unis à un comportement hégémonique.

Même si tout était égal par ailleurs, mieux vaut une présidence échappant à l'actuel nivellement républicain. Pour une fois, la structure mériterait plus d'attention.

Laurent Laplante

P.S. Il y a cinq ans ces jours-ci, à l'appel de Jean-Pierre Cloutier, nous nous lancions, Mychelle Tremblay et moi, dans l'aventure des Dixit. Parfois essoufflés, toujours convaincus de l'utilité du débat public, nous persévérons depuis ce moment-là. Que soient remerciés ceux qui partagent notre conviction!

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040930.html

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