Dixit Laurent Laplante, édition du 7 octobre 2004

Pourquoi ignorer Israël?

Phénomène invraisemblable et pourtant observable, il ne s'est pas dit un mot à propos d'Israël lors du premier affrontement télévisé entre les deux aspirants à la présidence étatsunienne. Israël est pourtant un acteur déterminant dans les relations empoisonnées entre la Maison-Blanche et le monde musulman. Les démarcheurs israéliens bourdonnent autour et même à l'intérieur des cénacles où s'élabore l'ensemble de la politique étatsunienne. Des passerelles par trop fréquentées relient de façon presque organique les décideurs israéliens et ceux de la Maison-Blanche. Israël intervient à ciel ouvert pour indiquer aux États-Unis les cibles à abattre. Ce faisceau d'éléments est néanmoins évacué en bloc au moment où George W. Bush et John Kerry débattent du récent passé étatsunien et des perspectives d'avenir de leur pays et de la planète. Comme la presse étatsunienne évite elle aussi de scruter le rôle pourtant majeur d'Israël dans les orientations des États-Unis, c'est d'un silence tonitruant qu'il faut parler.

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Traditionnellement démocrate, le vote juif ne pèse pas si lourd dans la balance électorale étatsunienne, du moins si l'on se borne à la démographie. La population juive représente, en effet, environ 2 % de l'électorat sollicité par les candidatures présidentielles. C'est peu. Comme cette population est politiquement active et organisée, elle pèse cependant le double en termes de votes effectifs. D'autres groupes, les hispanophones par exemple, constituent un pourcentage nettement plus significatif que le 4 % d'obédience juive, mais aucun ne fait l'objet d'une déférence politique aussi vibrante de la part des deux grands partis étatsuniens. Car ni Bush ni Kerry ne lésinent sur les démonstrations d'affection à l'égard d'Israël, Bush dans l'espoir d'attirer au moins une portion de ce vote dans le camp républicain, Kerry parce qu'il est convaincu que s'aliéner le vote juif torpillerait sa campagne.

L'analyse doit quand même effectuer un détour et même une boucle. La séduction à laquelle s'emploient les deux aspirants à la présidence étatsunienne n'a rien de la stratégie presque vénale qui consisterait à gaver ceux dont on recherche l'appui. Les candidats à la présidence ne promettent pas à leurs électeurs juifs un traitement de faveur. Ils garantissent la réalisation de ce qui semble leur rêve, celui d'un Israël agrandi aux dimensions de l'antique Palestine. L'électeur juif qui vote aux États-Unis intègre à ses critères de préférence électorale le traitement promis à Israël par les partis politiques étatsuniens et les deux candidats le savent. Rien d'illégitime là-dedans. À condition toutefois que le citoyen étatsunien, juif ou non, ne pousse pas trop loin la fusion (ou la confusion) de ses loyautés. Si l'électeur juif des États-Unis approuve d'avance tous les gestes d'Ariel Sharon, il réduit la marge de manoeuvre des États-Unis. Tel est le risque aujourd'hui.

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Un coup d'oeil sur ce que Donald Rumsfeld appelle la « vieille Europe » montre que la judéité peut conduire à des attitudes politiques moins prisonnières des vues israéliennes que celles de la communauté juive des États-Unis. Certes, des voix juives s'élèvent aux États-Unis aussi pour se dissocier du monolithisme d'Ariel Sharon et Mychelle Tremblay leur donne un écho dans ses références, mais les poids-lourds médiatiques en tiennent rarement compte. Il est même permis de soupçonner que la présente tendance des États-Unis à tout régler par le coup de force influence de façon marquée la pensée de leur communauté juive. La « vieille Europe », la France en particulier, colore tout autrement les propensions de ses communautés juives.

En France, un mouvement qui s'identifie comme Une autre voix juive réitère dans son deuxième manifeste les sévères mises en garde de ses premières interventions :

Nous nous révoltons contre l'oppression coloniale dont souffrent la Palestine et les Palestiniens du fait du gouvernement d'Israël. Nous ne croyons pas que l'on combatte l'antisémitisme en laissant les Israéliens devenir un peuple d'oppresseurs (Le Monde, 28 septembre 2004, p. 27).

Voix isolée? Il ne semble pas. De retour d'un voyage en Palestine et en Israël, l'ancien ambassadeur de France Stéphane Hessel parle plus durement encore aux Israéliens.

Depuis le meurtre du premier ministre Itzhak Rabin, vous avez peu à peu perdu le respect et la sympathie de millions de juifs dans le monde qui avaient de tout coeur applaudi, il y a 56 ans et après la découverte des horreurs de l'Holocauste, à la création de l'État d'israël, comme à une étape cruciale de l'histoire du judaïsme, d'un foyer sûr pour les Juifs du monde entier.

Nous pensions être témoins de la naissance d'une démocratie moderne, fondée sur la convergence des valeurs éthiques plurimillénaires de la foi juive et de celles de la Charte de l'organisation dont cet État était membre, et dont il assumait au même titre que les autres membres les obligations : celles de la Charte elle-même, des conventions en matière de droit humanitaire et des pactes concernant les droits de l'homme.

Or, vos prédécesseurs et vous-mêmes avec manqué au devoir de tenir compte des frustrations infligées aux habitants de la partie de la Palestine sous mandat britannique, qui est devenu l'État d'Israël, en leur refusant la plénitude des droits civiques dont une démocratie moderne a le devoir de faire bénéficier tous ceux qui vivent sur son territoire (ibidem, p. 27).

Une autre voix, toujours en France, celle du sociologue Freddy Raphaël, durcit encore le ton en accusant de « révisionnisme », rien de moins, Ariel Sharon et « ceux qui, sourds aux injonctions des Prophètes, ont affirmé que la fin justifiait les moyens » (ibidem).

Dans la « vieille Europe », la judéité n'oblige pas à approuver tous les débordements d'Ariel Sharon. Jacques Chirac peut aviser le premier ministre israélien qu'il a cessé d'être « persona grata » en France depuis ses accusations d'antisémitisme. L'équivalent étatsunien n'affleure que sporadiquement. On souhaiterait pourtant que de fortes voix juives étatsuniennes disent aux deux candidats présidentiels de ne pas présumer qu'Ariel Sharon mérite et reçoit l'endossement de l'électorat juif au complet. Le mutisme de Bush et de Kerry à l'endroit de Sharon attirerait alors l'attention que mérite ce non-sens. Le voile du temple se déchirerait. Les deux candidats ne pourraient plus louvoyer comme si les États-Unis et Israël communiaient dans le même culte aveugle de la force et comme si la judéité, en terre étatsunienne, empêchait d'évaluer fermement les abus israéliens. Grâce à certains médias de premier plan, le citoyen français de culture ou d'origine juive peut dénoncer l'abus où qu'il se produise; il semble que le citoyen juif étatsunien ne jouisse pas de la même liberté et que les deux candidats à la présidence estiment la chose normale.

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À lui seul, ce mutisme sélectif et tonitruant des deux candidats devrait susciter le réveil du journalisme d'enquête qui a plusieurs fois rescapé les États-Unis de leurs turpitudes au cours des dernières années. Il est tout de même sidérant qu'on puisse parler de politique étrangère étatsunienne en écorchant la France au passage, mais en escamotant toute référence à Israël, qu'on se targue de lutter efficacement contre le terrorisme dit international, mais qu'on ne s'interroge jamais sur la responsabilité d'Israël dans la crispation de divers fanatismes, qu'on ergote sur les performances comparées des deux candidats sans jamais leur demander des comptes au sujet du premier allié militaire des États-Unis.

En esquivant leurs devoirs d'enquête, les grands médias étatsuniens créent ou confirment le sentiment qu'ils font partie du problème. Les examens de conscience de médias névralgiques comme le New York Times ne seront crédibles que s'ils scrutent toutes les hypothèses - toutes - capables d'expliquer la manipulation de l'information pratiquée depuis trois ans au détriment du public étatsunien : servilité à l'égard de la Maison-Blanche, manque d'encadrement propice aux mensonges de Judith Miller et de Ahmed Chalabi, mais aussi intoxication des équipes éditoriales par les démarcheurs israéliens travaillant en cheville avec les cadres supérieurs de la Maison-Blanche. Si cette dernière hypothèse ne tient pas la route, tant mieux, mais aucun média de gabarit professionnel ne rassurera pleinement le public s'il ne l'affronte pas de front.

Le passé, le présent et l'avenir de la démocratie étatsunienne sont, en effet, directement concernés. L'invasion de l'Irak fut-elle décidée (et approuvée par les médias) sous pression israélienne? Les méthodes utilisées présentement en Irak, qu'il s'agisse des interrogatoires de prisonniers ou des offensives sanglantes contre des populations civiles, doivent-elles quelque chose aux conseils israéliens? Les menaces lancées à l'Iran et à la Syrie découlent-elles d'un ordre du jour établi par Israël?

Que les médias ne posent pas ces questions et que les candidats à la présidence étatsunienne n'en voient pas non plus la pertinence, voilà, en soi, un mystère et peut-être un objet de scandale.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041007.html

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