Dixit Laurent Laplante, édition du 11 octobre 2004

Peine de mort et opinion publique

Débarrasser l'humanité de la peine de mort requerra encore énormément de temps, d'autant plus que rien ne garantit que les États qui ont déjà aboli ce fléau n'y reviendront jamais. Il n'est d'ailleurs pas dit que tous les arguments formulés pour justifier l'abolition de la peine de mort soient également pertinents ou même respectables. L'enjeu est toutefois si important qu'il mérite toutes les patiences. En l'occurrence, mieux vaut même tirer parti des arguments maladroits qu'attendre l'acceptation unanime des motifs les plus valables. Une heureuse retombée du débat qui se ranime à ce propos, ce sera de provoquer une réflexion sur la relation entre l'opinion publique et le concept de punition. Dans nombre de cas, en effet, l'abolition de la peine de mort ne découle pas d'un progrès social massif, mais de la volonté de dirigeants éclairés. Certains, qu'il faudra contredire, diront qu'on s'éloigne alors de la démocratie.

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L'ajout de l'ADN à la panoplie des instruments d'enquête a déjà révélé un certain nombre de failles dans les enquêtes policières et dans l'analyse judiciaire. Il est devenu possible de corriger l'erreur méthodologique ou le parti-pris qui a conduit un innocent en prison et lui a valu parfois des années de détention injustifiée. L'ADN permet aussi d'établir, en amont de la décision judiciaire, l'innocence d'un prévenu. Fort bien. Le risque d'une erreur policière ou judiciaire, risque réel et terrifiant, ne répond pourtant que très imparfaitement aux questions les plus fondamentales. En effet, l'ADN, pas plus que l'utile bertillonnage, ne fournit de balise à propos des coupables avérés. La technique peut rescaper des prévenus accusés injustement; elle ne suscite pas la conception de la dignité humaine qui dénoncerait l'indignité du châtiment fatal.

On se rapproche quelque peu, mais insuffisamment encore, d'une réponse pertinente quand on s'interroge sur la responsabilité de la société dans la criminalité. Loin de moi l'idée candide et fausse d'imputer toujours aux déterminants sociaux la responsabilité d'un crime. Je ne sauterai pourtant pas à l'extrême opposé. En effet, les chiffres sont là, patents et accusateurs, qui soulignent les liens entre la pauvreté et la tentation, entre la couleur de la peau et l'arrestation, entre le mode de vie et les préjugés policiers, entre la richesse et la défense légale efficace. Sanctionner le criminel montre qu'on le considère à la fois comme libre et déviant; absoudre la société de toutes ses contributions au crime fait porter au criminel plus que sa part de responsabilité. Cette fragmentation de la « culpabilité » ne constitue pourtant pas une réponse adéquate. La question, ne l'oublions pas, visait à savoir jusqu'où peut aller la sanction. Qu'il y ait, derrière le crime, un ou plusieurs moteurs ne dit pas comment contrer le crime. Inclure la société dans le questionnement a toutefois l'avantage de susciter un doute heureux : puisque la société ne sera pas sanctionnée pour sa contribution à la criminalité, comment justifier le châtiment fatal pour l'individu criminel?

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Comment en arrive-t-on à rejeter radicalement la peine de mort? Je doute que ce soit en cédant à la pression d'arguments abstraits. Bien sûr, on sait aujourd'hui, statistiques à l'appui, que la peine de mort n'a qu'une force dissuasive limitée. L'abolition ou le rétablissement de la peine capitale ne change pas grand-chose dans la fréquence des meurtres. Tout comme on comprend mieux, à l'examen des dossiers, que la victime et son meurtrier étaient connus l'un de l'autre dans nombre de cas, que la « passion » a souvent servi de déclencheur et que, en bonne logique, le meurtrier « passionné » ne songeait guère à la force exemplaire de la peine de mort. Insistons pourtant : que la crainte de la peine de mort soit inefficace ne prouve pas que ce châtiment soit répugnant. Et pourtant il l'est. Les statistiques étant comme les prisonniers (« on peut leur faire dire ce qu'on veut à condition de bien les torturer »), ce n'est sur elles qu'on peut tabler pour modifier les attitudes face à la peine de mort. Sur quoi alors?

On entre ici dans le champ des supputations. La France conserve dans sa mémoire collective le souvenir de la Terreur. La Commune, trois quarts de siècle plus tard, a dressé des Français contre des Français et vu par milliers les condamnations et les exécutions. L'occupation nazie a fourni d'innombrables exemples de prises d'otages et d'exécutions. Quand vint la libération, une compréhensible colère a réclamé son dû aux collaborateurs. De Gaulle laissa plusieurs fois le peloton d'exécution liquider les coupables. Albert Camus lui-même mit du temps à donner raison à François Mauriac et à accorder préséance à la réconciliation sur la vengeance. Cheminement difficile que celui de la France; il a conduit à un immense respect de la vie.

L'Allemagne aussi eut besoin du temps et de ses souvenirs pour aboutir, comme l'ensemble de l'Europe, à l'abolition de la peine de mort. Là aussi le regret a rempli son rôle. La « solution finale » a pesé lourd dans la décision allemande de ne plus priver un humain de sa vie.

De ce côté-ci de l'Atlantique, le parcours n'a été ni cohérent ni aussi constant qu'on le dit. Qu'on fasse l'effort de se souvenir et l'on constatera que les États-Unis, si souvent blâmés pour leur attachement à la peine de mort, ont tout de même été abolitionnistes pendant un certain temps. Face au texte constitutionnel qui interdit les châtiments cruels et excessifs, la Cour suprême d'Earl Warren préférait décourager la peine de mort. C'est de l'intérieur du même tribunal qu'est venue plus tard l'interprétation plus punitive dont se servent aujourd'hui une moitié des États américains pour appliquer la peine de mort. Et le Canada? Ceux de ma génération nuanceront spontanément les raccourcis journalistiques qui affirment que le Canada a aboli la peine de mort il y a une trentaine d'années. Le Canada, en effet, n'est parvenu à cette décision qu'après bien des atermoiements. Il y eut, par exemple, un moratoire de cinq ans pendant lequel on n'a exécuté personne, tout en se ménageant la possibilité de revenir en arrière si les statistiques... Il y eut pendant ce temps un superbe non-sens : pas de peine de mort sauf si le meurtrier avait tué un policier ou un gardien de prison. On mit quelque temps à comprendre l'anomalie : la peine de mort pouvait s'appliquer à celui qui aurait tué le garde du corps du gouverneur général George Vanier, mais pas au meurtrier du gouverneur général lui-même... Parcours canadien moins glorieux que d'autres, plus tortueux que d'autres, guère plus succinct que d'autres.

Dans tout cela, bien des arguments ont servi. Un certain résultat a été obtenu, mais il l'a rarement été pour le motif le plus fondamental : tuer est une ignominie qui salit quiconque, individu ou société, la commet.

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J'écris cela au moment où les sondages dégagent une majorité canadienne en faveur de la peine de mort. 52 % des Canadiens souhaiteraient même le rétablissement de ce châtiment. En 1969, le pourcentage était le même. Cela n'a suscité évidemment aucune fierté. Heureusement, certains rappels sont permis. En premier lieu, l'opinion canadienne a presque toujours souhaité la peine de mort et la peine de mort a souvent reçu un appui populaire plus étoffé. En deuxième lieu, les sondages qui se donnent le mal de raffiner le questionnement révèlent ceci : même pendant les périodes où une nette majorité plaidait en faveur de la peine de mort, aucune majorité ne se dégageait à propos d'un crime en particulier. Autrement dit, on voulait majoritairement la peine de mort, mais on ne parvenait pas à dire s'il fallait l'appliquer au violeur, au voleur de banques ou au meurtrier. En troisième lieu, l'opinion publique a souvent accordé une extrême importance à des événements spectaculaires. Ainsi les meurtres d'enfants, comme ceux commis par Léopold Dion, poussaient vers des sommets le plaidoyer en faveur de la peine de mort. Puis, l'opinion se calmait. Si, malgré tout, le Canada a fini par abolir clairement la peine de mort, le mérite en revient aux leaders qui ont su, au bon moment, ignorer les sondages.

Objectif exigeant et admirable que celui d'une abolition universelle de la peine de mort.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041011.html

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