Dixit Laurent Laplante, édition du 25 octobre 2004

Ballon d'essai ou erreur réfléchie?

Le ministre de la Sécurité publique, Jacques Chagnon, a si généreusement multiplié les bourdes et les déclarations intempestives depuis son entrée en fonction qu'il convient d'accueillir avec circonspection son intention de doter le Québec d'une première prison à financement privé et donc à but lucratif. Si Jacques Chagnon parvient à vendre cette aberration à ses collègues du cabinet, il y gagnera un sursis. Si, par contre, le gouvernement rejette sagement l'un des plus discutables des éventuels partenariats public-privé (PPP), le premier ministre Jean Charest aura un motif supplémentaire de se délester d'un ministre qui survit à son utilité. Chose certaine, l'idée même d'une prison sous gestion privée révèle à quel point le néolibéralisme intempérant sert de philosophie au gouvernement québécois.

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À écouter les nouvelles concernant les décisions judiciaires, on s'étonnera de la confusion persistante entre les peines de prison et celles qui font mention des pénitenciers. On ne blâmera pourtant pas l'auditoire de n'y voir que du feu. Il faut, en effet, une certaine familiarité avec le système carcéral pour savoir qu'une sentence de moins de deux ans expédie le condamné dans une prison relevant de l'autorité provinciale et que seules les peines dépassant ce seuil sont purgées dans un pénitencier sous contrôle fédéral. On prête d'ailleurs à Maurice Duplessis une (autre) boutade désinvolte : « Si le fédéral veut se charger de tous les condamnés, il peut les prendre : ce ne sont pas des richesses naturelles! » Vraie ou imaginaire, la phrase signale une premièrere et durable anomalie : le système carcéral vit sous le signe de la schizophrénie. Chaque palier de gouvernement traite ses détenus comme il l'entend. Avec le résultat que différentes philosophies perdurent dans les établissements carcéraux et que les détenus peuvent souffrir de strabisme. On a vu récemment, lors du débat à propos de la loi fédérale sur les jeunes contrevenants, que le Québec, malgré des chiffres qui plaident en sa faveur, s'est vu imposer l'orientation canadienne et n'a eu droit sur ce terrain à aucun « fédéralisme asymétrique ».

On peut, selon ses penchants personnels, évaluer diversement les décisions prises par les deux paliers de gouvernement en matière de détention et comparer les erreurs selon des aunes différentes. Mon sentiment, c'est que le Québec a plutôt erré par mansuétude, tandis que le gouvernement fédéral péchait plutôt par sévérité excessive. Dans des centaines de cas, la sentence formulée en termes de « fins de semaine » n'était pas purgée faute d'espace et tout l'appareil québécois le sait parfaitement. De son côté, le gouvernement fédéral, après avoir construit Archambault, le premier de ses pénitenciers à sécurité maximale (maximum security unit), a renoncé à ce type de détention éminemment condamnable. Les autres provinces l'ont échappé belle.

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Comme si le hiatus entre les deux paliers de gouvernement ne suffisait pas à vider le système carcéral de toute cohérence et à amenuiser les possibilités de réhabilitation et de réinsertion sociale, voilà que le PPP préconisé par le ministre Chagnon ferait intervenir une troisième autorité. Cette autorité puisera vraisemblablement ses principes et ses modèles dans l'Angleterre de Margaret Thatcher. Que l'entreprise choisie soit québécoise, canadienne ou britannique, on peut présumer qu'elle sera animée, privatisation oblige, par l'espoir d'un bénéfice plutôt que par la philanthropie. La sécurité, dont l'opinion publique se préoccupe plus de tout le reste, constituera le souci central et peut-être unique. Quant on sait à quel point les établissements carcéraux investissent peu dans la scolarisation des détenus ou dans les services d'orientation et de soutien psychologique, on n'ose penser à ce que deviendront ces « dépenses » quand les gestionnaires seront à la recherche de dividendes.

La logique marchande ne s'embarrassera pas des divergences entre les philosophies carcérales des divers gouvernements. Ce qui est bon pour l'Australie, la Grande-Bretagne ou les États-Unis sera présumé adapté au Québec. À la privatisation universelle correspondront des établissements carcéraux imprégnés de la même gestion. Comment en serait-il autrement ? Quand l'exception culturelle n'a pas cours en matière d'édition ou de télévision, ce n'est tout de même dans le traitement des « bandits » qu'elle obtiendra droit de cité. Un nivellement est à prévoir qui effacera les différences entre la prison et le pénitencier, entre les préférences politiques des élus, entre les besoins psychologiques et culturels des divers groupes de détenus. Ce n'est pas l'entreprise privéee qui s'inquiétera de l'emprisonnement d'autant de jeunes autochtones.

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Le calcul du ministre Chagnon est à la fois simple et tordu. Il recourt à l'entreprise privée pour limiter ses risques politiques. Il compte sur elle pour éviter la syndicalisation, pour répondre à sa place en cas d'émeutes ou d'évasions, pour libérer les établissements carcéraux des tâches autres que la surveillance.

Cette déresponsabilisation de l'État est pourtant d'une rare indécence. À moins de répéter la boutade imputée à Duplessis, on devrait s'incliner devant la sagesse d'un vieil adage : « Il a payé sa dette à la société... » L'incarcération ne se justifie, en effet, qu'au nom de la société. Dès l'arrivée d'un condamné en détention, c'est sa sortie qu'il faut préparer. Confier ce travail à une entreprise vouée au profit, c'est affaiblir le lien qui subsiste malgré tout entre le coupable et la société qui réclame protection, réparation, réhabilitation. Être sous l'oeil d'un émissaire de la société, ce n'est pas la même chose qu'obéir au mercenaire embauché au meilleur coût possible par un conglomérat à but lucratif. Ignorer cette différence, c'est jeter par-dessus bord tout espoir de réinsertion sociale, dissocier la détention des mesures intermédiaires lentement inventées par le milieu et offrant congés, maisons de transition, mesures probatoires. En un mot, c'est aviser le coupable qu'il n'effacera jamais sa dette. Ce n'est pas ainsi qu'il comprendra ses erreurs.

Ne surestimons surtout pas la compétence de ceux qui, alléchés par l'odeur des contrats, tentent déjà de s'ériger en spécialistes. J'ai déjà écrit que certains des architectes responsables de constructions pénitentiaires mériteraient d'être enfermés quelque temps dans leurs oeuvres et je commettrais de nouveau ce crime de lèse-experts. La privation de liberté est une sanction assez lourde sans qu'on y ajoute les irritants quotidiens découlant d'une planification improvisée, d'une construction déshumanisante, d'un voyeurisme justifié par l'obsession sécuritaire.

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La société a droit à la sécurité, mais la société a le devoir de se placer elle-même devant le détenu, de l'accompagner pendant la sanction et d'accorder quittance à celui qui a payé sa dette. Aucun actionnaire gourmand n'a sa place entre les deux.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041025.html

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