Dixit Laurent Laplante, édition du 15 novembre 2004

Mort, langue de bois et pragmatisme

La disparition de Yasser Arafat a étalé à l'air libre un certain nombre de nos caractéristiques sociales. Plusieurs suscitent l'ambivalence, certaines la surprise ou la colère. L'empressement des vautours médiatiques à planer au-dessus du cadavre virtuel a quelque chose de sidérant, même s'il est vrai que le public s'attend à ce que les notices nécrologiques lui parviennent dans les minutes suivant le décès. Cela étant et les cercles diplomatiques pratiquant le « cynisme prévisionnel » avec encore plus de passion que les médias, on s'étonne que les divers gouvernements tiennent à propos d'une mort annoncée autant de propos insipides et sans crédibilité aucune : à croire qu'on a minutieusement peaufiné l'insignifiance. Il faut pourtant, pour déprimant que cela puisse paraître, indiquer la vraie couleur des événements et celle de l'avenir.

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La mort, qui terrorise notre époque, devient quand même une variable négligeable dans certaines mises en marché. On n'enterre plus les gens dans le cimetière étendu à l'ombre du clocher paroissial, de peur sans doute que la présence de la mort rappelle les limites de l'existence humaine. On décède dans les mouroirs et entre les mains de professionnels de la santé. Pourtant, des dizaines de journalistes se sont relayés à la porte d'un hôpital dans l'attente du dernier souffle de Yasser Arafat. Sa mort n'avait rien de sacré. Ne pas être le deuxième à annoncer son décès importait plus que le respect dû à une vie en train de basculer. De façon endémique, souvent avec un amateurisme maladroit, les médias ont multiplié les supputations sur l'après-Arafat. Autant l'exécution d'un otage déclenche les grandes eaux, autant l'agonie d'un chef d'État gardé en captivité pendant trois ans se mesurait en temps d'antenne.

J'ai vécu assez longtemps la vie du journaliste pour comprendre la nécessité de prévoir l'imprévisible. Je demeure mal à l'aise quand l'autopsie ouvre les chairs avant que le coeur ait cessé de battre. Qu'on fasse l'indispensable, mais qu'on ne perde pas toute sensibilité.

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On passe du malaise à l'impatience et à la colère quand on doit supporter les inepties proférées par une majorité de gouvernants et même d'analystes. La disparition d'Arafat, selon ces adeptes de la langue de bois, serait une occasion à saisir. Il y aurait un obstacle de moins sur la voie de la paix, le processus de paix pourrait se réamorcer, la feuille de route pourrait se relire d'un oeil neuf... Fadaises et mensonges. Il n'y aucun processus de paix, aucune feuille de route méritant lecture, aucun leader palestinien appelé à un rôle plus gratifiant que la garde à vue imposée à Arafat. Ceux qui répandent ces sornettes sont ou des incompétents ou des farceurs. Peut-être les deux.

Il faut, en tout cas, avoir assimilé jusqu'à l'osmose la propagande du gouvernement Sharon pour imputer à Arafat l'absence de négociations entre Israël et les Palestiniens. Au cours des récentes années, en effet, Yasser Arafat a donné son accord à plusieurs projets d'entente, y compris les propositions du rapport Mitchell et celles de la feuille de route d'inspiration étatsunienne. C'est d'Israël et non d'Arafat que sont venus les refus. La feuille de route, décrite au départ comme intangible, a été amendée quatorze fois par Israël en plus de subir un remaniement en profondeur de ses étapes. Jamais Israël n'a accepté l'hypothèse d'une force d'interposition sous le contrôle de l'ONU. Au mépris des faits et même de la vraisemblance, Israël a toujours tenu Arafat responsable des attentats perpétrés par les résistants palestiniens, même si le chef palestinien dénonçait systématiquement les crimes commis contre la population civile israélienne. Sharon, incapable de contrôler ses extrémistes, reprochait à son prisonnier de ne pas museler les siens.

L'après-Arafat reproduira tout à l'heure l'impasse dans laquelle croupissait le leader palestinien. Tous ceux qui assumeront ses fonctions seront accusés de ne pas être, eux non plus, des interlocuteurs valables, comme s'il appartenait à Israël et non aux Palestiniens de dire dans quelles personnalités ils se reconnaissent. Tout cela est déjà assez déprimant sans avoir à endurer les âneries au sujet du processus de paix.

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Plutôt qu'aux langues fourchues, c'est aux comportements publics qu'il faut faire confiance. Tresser des couronnes à Yasser Arafat et vanter sa détermination, cela ne pèse rien si l'on refuse d'assister à ses funérailles. Le décrire comme un chef d'État, c'est un hommage bidon et même méprisant si l'on néglige de le traiter en chef d'État. Que le Canada, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France n'aient pas la cohérence et le courage de se ranger aux côtés du monde arabe au moment où s'éteint Yasser Arafat, ce n'est certes pas un motif de fierté. Fidel Castro et Jimmy Carter montraient plus de noblesse quand ils se tenaient côte à côte aux funérailles de l'ex-premier ministre canadien Pierre Trudeau.

Dans ce ballet diplomatique de mauvais goût et de grande lâcheté, les États-Unis auront quand même exécuté le pire solo. Non seulement ils n'ont pas imité les pays occidentaux qui ont délégué frileusement leurs ministres des Affaires étrangères, mais ils pris soin de se faire représenter par l'adjoint de l'adjoint, question de souligner la distance plus que la compassion. Pire encore, le président Bush et le premier ministre Tony Blair, dont la rencontre était à l'agenda avant le décès de Yasser Arafat, ont fait savoir qu'ils profiteraient de cette mort pour se pencher ensemble sur le Proche-Orient. Façon altière et grossière de faire sentir aux Palestiniens qu'ils importent trop peu pour qu'on aille les interroger sur leurs aspirations.

L'après-Arafat? Ce sera, je le crains, la perpétuation - en pire - du passé récent. Israël, qui a systématiquement dépouillé les Palestiniens de leurs symboles et de leurs institutions, veillera à discréditer les successeurs d'Arafat avant qu'ils n'atteignent la stature internationale du chef défunt. Les États-Unis, achevant de liquider les conventions internationales grâce à leur nouveau « ministre de la Justice » Gonzales, se scandaliseront de moins en moins des assassinats ciblés, de la torture, des détentions illégales qu'affectionne Israël.

Pauvres Palestiniens! Demandons-leur de ne pas nous garder rigueur de l'absence honteuse de nos élus.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041115.html

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