Dixit Laurent Laplante, édition du 20 décembre 2004

Les legs d'une étrange année

L'heure est aux éphémérides et aux bilans. Les premières permettent aux médias paresseux de remplir d'avance leurs pages ou leur grille horaire; les seconds induisent gouvernants et gestionnaires en tentation de se couronner de lauriers plus ou moins mérités. Tournons-nous plutôt vers les questions que nous lègue l'année écoulée, vers les espoirs et les inquiétudes qu'elle fait lever.

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Le chapitre des libertés et des droits fondamentaux s'est entaché en 2004 de plusieurs pages peu reluisantes. Non seulement la liste des crimes perpétrés contre la personne s'est dramatiquement allongée, mais de méprisables théoriciens se sont levés pour défendre l'indéfendable sur la place publique. La torture, crime généralement commis dans un secret complice, s'est étalée dans les médias sans susciter le haut-le-coeur attendu. Aux États-Unis, la réaction des autorités militaires et politiques a été trompeuse et terrifiante. Dans un premier temps, on a affirmé que les meurtres, viols et humiliations constituaient des incidents isolés et imputables à quelques déséquilibrés. Des juristes aux ordres et des relationnistes sans entrailles prirent ensuite la relève, avec le résultat que la torture est devenue admissible si le président Bush le jugeait bon. Le bon peuple a cessé de s'inquiéter de ce qui n'inquiète pas la Maison-Blanche.

La protestation, il est vrai, va se renforçant. En sol étatsunien, certains juges contestent les amputations que l'administration Bush fait subir aux conventions internationales ou même aux moeurs de la justice nationale. En Grande-Bretagne, le plus haut tribunal vient de décréter illégal le texte de loi adopté après les événements de 2001 et privant de procès (et d'accusations précises) certains immigrants. Le réconfort qui devrait découler de ce « retour aux sources » est malheureusement affadi par le fait que, malgré les décisions rendues, le pouvoir exécutif se comporte toujours comme un posse déterminé à commettre son lynchage. Si la tyrannie menace quand le pouvoir exécutif méprise les lois et les tribunaux, l'année 2004 fut profitable aux tyrans.

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Le processus démocratique a également traversé une année éprouvante. Aux États-Unis, George W. Bush a été réélu par un électorat qui semble avoir accordé peu d'importance aux coûts d'une guerre illégale, à des orientations économiques qui accentuent les disparités entre pauvres et riches, à l'érosion des libertés civiques. Ailleurs, on s'apprête, à l'encontre de tout bon sens, à tenir des élections dans des pays tenus en mains par des armées d'occupation. Comme si la liberté ne constituait pas un irremplaçable préalable au choix politique. Ni en Palestine ni en Irak (ni d'ailleurs en Afghanistan) les conditions minimales d'un exercice démocratique ne sont remplies. Ce qu'on exporte, ce n'est donc pas la démocratie, mais le rituel électoral qui en tient lieu en divers pays, dont les États-Unis.

En contrepartie, la France et le Canada ont appris en 2004, avec une certaine surprise, qu'ils peuvent échapper au risque du parti unique. Non seulement la gauche française se regroupe, mais elle manifeste une nouvelle audace et accorde sa confiance à des figures inattendues et sans doute plus libres de leurs mouvements. En élisant un gouvernement libéral minoritaire, le Canada a lancé à l'équipe de Paul Martin un avertissement analogue : le Parti libéral du Canada (PLC) n'est pas plus assuré d'un monopole éternel que ne l'est la droite monarchique de Jacques Chirac.

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L'année qui s'achève s'est même permis d'ironiser sur les mandats des partis politiques fédéraux du Canada. Le Bloc québécois (BQ), parti voué à la souveraineté du Québec, se retrouve aujourd'hui porteur d'une autre mission. Celle de défendre l'autonomie canadienne et d'empêcher le pays de mouler sa politique sur celle des États-Unis. Beau paradoxe!

L'illusion, pourtant, n'est pas possible. Ce sont les manifestations québécoises qui ont empêché l'intégration du Canada à la coalition (?) qui a envahi l'Irak. C'est le Bloc québécois qui empêche le gouvernement libéral de Paul Martin de réclamer immédiatement le bouclier spatial. Certes, les convictions du Nouveau Parti Démocratique (NPD) concordent avec celles du Bloc québécois, mais ce n'est pas le NPD que redoute Paul Martin. Responsabilités inattendues pour le Bloc québécois que celles de la paix et de l'autonomie canadienne. Elles pèsent si lourd sur les épaules du Bloc québécois que ce parti peut et doit accorder aux affaires internationales encore plus d'attention que par le passé. Par exemple, en ce qui a trait au Proche-Orient.

J'insiste sur l'aspect paradoxal de la situation. Au moment où l'axe anglo-saxon se renforce - États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Canada - au bénéfice du tandem Bush-Sharon, c'est la portion francophone du Canada qui joue les trouble-fête. Même ceux qui n'endossent pas le plaidoyer souverainiste du Bloc québécois doivent aujourd'hui l'évaluer autrement.

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La scène québécoise a été passablement déprimante en 2004. Les ratés de la plupart des acteurs ont dispensé à peu près tout le monde d'un effort sérieux vers l'équité et la créativité.

Pour le gouvernement libéral de Jean Charest, la « désamour » est moins accusé qu'en début d'année. Rien qui ressemble à de l'enthousiasme, mais une grogne moins massive. Pourtant, on n'en finit plus de dénombrer les promesses bafouées. Les réductions universelles de l'impôt sur le revenu ne sont pas venues, les places en garderie coûtent plus cher, Hydro Québec demande une troisième hausse des tarifs, la politique sur les médicaments se désintéresse du sort des assistés sociaux pour mieux se préoccuper des « pauvres » compagnies pharmaceutiques, le ministre de l'Éducation ne sait pas ce qu'il va faire du palier collégial, mais il substitue déjà les prêts aux bourses d'études, la commission d'enquête Coulombe confirme que la forêt québécoise est rongée par un « développement suicidaire », le gouvernement nomme à la tête du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) une personne favorable depuis belle lurette à toutes les privatisations, y compris celle de l'eau, l'avant-projet de loi sur le mode de scrutin accouche d'une souris dont les couinements se feront pourtant attendre pendant des années...

Face à ce bilan, l'essoufflement de la grogne ne s'explique que par les carences des autres acteurs. Au sein du Parti québécois (PQ), les lézardes sont béantes et seul le chef Bernard Landry semble les sous-estimer. Quant au syndicalisme et au monde agricole, certains de leurs gestes scandalisent tellement le bon sens populaire qu'on en oublie la nécessité d'un contrepoids au néolibéralisme. Le comportement de la FTQ-Construction dans la mise en charpie du projet de la Gaspésia rappelle les jours du « racket de la protection ». Quant au coup de force perpétré par les producteurs de viande bovine contre l'abattoir de Colbex, il mérite sa place dans la liste des expropriations carburant à l'intimidation. Difficile dans les circonstances de faire émerger une force politique de gauche et de la présenter comme obéissant à des valeurs différentes.

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Et la Chine? Et la Turquie? Et l'Ukraine? Autant d'indices que la planète est en mutation. Il faudra y revenir.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041220.html

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