Dixit Laurent Laplante, édition du 27 décembre 2004

Quel message a livré Tony Blair?

On ne sait trop pourquoi Tony Blair s'est embarqué dans la galère proche-orientale. Certes, l'idée de provoquer un palabre de plus sur le sort des Palestiniens n'est pas contraire à la foi ou à la morale, comme disent les théologiens. En revanche, ce n'est pas une initiative aussi clairement menacée d'échec qui redonnera à Tony Blair quelque chose de son ancien pouvoir de séduction. À moins, cependant, que le premier ministre britannique, coursier fidèle du patron étatsunien, soit en service commandé et que sa visite flamboyante à Bagdad et en Israël ne cache des motifs inavoués.

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On aura noté, avec un sourire, que Tony Blair envahit les manchettes au moment même où le président français Jacques Chirac, rival et néanmoins associé européen, se félicite de la libération de deux otages. La France, opposée de bout en bout à l'invasion de l'Irak, peut légitimement imputer à sa politique prudente la clémence dont ont bénéficié ses deux journalistes. Londres, qui a épousé avec la même constance la thèse opposée, ne pouvait laisser le pacifisme occuper tous les esprits. D'où, peut-être, le moment choisi par Tony Blair.

Bien sûr, il y a autre chose. Malgré sa persistante soumission aux préférences de la Maison-Blanche, Tony Blair ne fait que revendiquer l'héritage britannique quand il se préoccupe du Proche-Orient. La Grande-Bretagne a longtemps régné sur cette partie du monde et elle a largement contribué au découpage du territoire et au réalignement des intérêts. Il fut un temps où c'est à lord Balfour, à Lawrence d'Arabie et à l'Anglo-Iranian Oil qu'appartenait la responsabilité du Proche-Orient. Aujourd'hui encore, c'est avec étonnement et envie que les militaires étatsuniens observent la différence entre Bassora et Falujah : les occupants britanniques, sans être à l'abri de toutes les violences, ne subissent pas en nombre comparable les attaques de la résistance irakienne.

Cela suffit à faire éclore l'idée d'une conférence sur le Proche-Orient, mais n'en assure pas le succès. L'Union européenne, la Russie et l'ONU se résignent, en effet, depuis longtemps à laisser George W. Bush et Ariel Sharon faire ce qu'ils veulent du Proche-Orient. Personne, parmi ces prudents abstentionnistes, ne croit à un processus de paix ou à une quelconque feuille de route. Tony Blair, qui sait tout cela, a pourtant effectué une humiliante visite à Ariel Sharon. Simplement pour se faire redire qu'Israël ne participera pas à cette réunion? C'est difficile à croire.

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Tout change si Tony Blair livre un message étatsunien à Ariel Sharon. L'hypothèse s'appuie sur le double agacement ressenti récemment à la Maison-Blanche, agacement causé par l'espionnage israélien, agacement suscité par les ventes d'armes israéliennes à la Chine.

Israël jure sur les plus saintes Écritures que jamais l'allié étatsunien ne sera dans la mire de ses services secrets ou de ses réseaux d'espionnage. On voit mal comment un pays confesserait publiquement de telles entorses au savoir-vivre. Le fait qu'un espion israélien vive dans une prison étatsunienne depuis vingt ans autorise une certaine incrédulité face aux dénégations israéliennes qui reproduisent d'ailleurs celles qui ont précédé la condamnation de l'espion Pollard. Quant au Canada, le fait que des espions israéliens lui ont « emprunté » des passeports justifie également un certain scepticisme. Tenons donc pour acquis, nonobstant l'amitié, que tous les pays en mesure de se livrer à l'espionnage pratiquent ce métier partout et nient s'y livrer.

Or, voilà que le FBI, malgré les pressions exercées sur lui et même depuis le sommet de la pyramide politique, approche à pas mesurés du stade où le « grand jury » portera des accusations précises contre des personnes connues pour leurs sympathies proisraéliennes. Ne devançons pas les événements, mais comprenons que la Maison-Blanche n'aimerait pas être ridiculisée. Premier sujet d'agacement.

Le second, c'est qu'Israël vend des armes à la Chine malgré l'opposition de la Maison-Blanche. Qu'Israël ait été un important fournisseur à l'Afrique du Sud au temps de l'apartheid, cela ne compte pas. Qu'Israël équipe en drones modernes les groupes qui agitent la Côte d'Ivoire, cela ne crée pas non plus de remous dans l'administration Bush. Qu'Israël, contrairement à la législation étatsunienne, utilise à des fins militaires même ce qui lui est vendu à d'autres fins, cela, à la rigueur, peut se pardonner puisque les médias regardent ailleurs. Mais vendre des armes à la Chine, nouvelle obsession de la Maison-Blanche, voilà qui déplaît et qui irrite.

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« Quand la Chine s'éveillera », écrivait Alain Peyrefitte il y a déjà plus de trente ans. C'est maintenant chose faite, au déplaisir des États-Unis qui ne détestaient pas mériter seuls le statut de puissance impériale. La Chine accuse encore un temps de retard, mais elle le comble à marches forcées. Elle côtoie même la surchauffe avec une croissance frôlant le 10 %. Son budget militaire révèle qu'elle ne se résignera pas aisément au rôle de potiche décorative. Surtout, elle fait planer sur l'économie étatsunienne, comme sur le reste du monde industrialisé, d'affolantes menaces. Les mises à pied, dans le secteur du textile par exemple, se multiplient et témoignent de l'âpreté de la nouvelle concurrence et des énormes capacités chinoises. Et, comme si cela ne suffisait pas, Beijing se substitue lentement au Japon comme créancière des États-Unis. Ce dernier élément est particulièrement névralgique. En effet, les emprunts étatsuniens accaparent présentement à peu près 80 % de l'épargne disponible à travers le monde et la Chine fait partie, pour un temps indéterminé, des pays qui consentent les prêts les plus colossaux. Bien malin qui dira, à propos de l'impénétrable Chine, sur quel front - financier, militaire, commercial - s'effectuera la prochaine offensive. Chose certaine, la présidence étatsunienne n'entend pas à rire quand son plus fidèle (?) allié boucle avec la Chine des ententes à portée militaire.

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Supputations que tout cela? Sans doute. Elles ont l'avantage d'expliquer l'étonnant voyage de Tony Blair, d'attirer l'attention sur les motifs qui poussent l'administration Bush à réduire l'autonomie du FBI, d'évoquer les pressions exercées sur l'Union européenne pour que durent un an encore les mesures prises contre la Chine après les événements de Tien-Anmen. Quand on saura de façon officielle si Donald Rumsfeld conserve son poste malgré son incompétence et s'il peut bousculer Condoleeza Rice aussi grossièrement qu'il a traité Colin Powell, on saura si le George W. Bush du deuxième mandat abandonne encore à Ariel Sharon la gouvernance du Proche-Orient.

George W. Bush avait besoin du vote juif pour sa réélection. Il n'y attache plus la même importance. Peut-être Tony Blair est-il allé le rappeler à Ariel Sharon.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20041227.html

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