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Dixit Laurent Laplante
Paris, le 26 mars 2001

Le Sommet des possédants

Né d'une volonté d'homogénéisation financière, organisé et encadré selon les règles de la suspicion et de la paranoïa, le Sommet des Amériques vient d'ajouter encore à ses tristes caractéristiques. Il met, en effet, aux enchères publicitaires le droit d'approcher les délégations, peut-être même les gouvernants. Du coup, ce Sommet confirme qu'il ne faut surtout pas croire ceux qui prétendent écouter avec ouverture d'esprit « tous les points de vue » sur la mondialisation. La boucle se boucle de honteuse façon : nos gouvernants, pour payer la police qui s'interposera entre le Sommet et la population, recherche la commandite des conglomérats. Comme neutralité, on a vu mieux.

Cet agenouillement du pouvoir politique devant le libéralisme sauvage n'est pas la seule faute de ce Sommet, mais c'est la pire. Que Jean Chrétien, si fier il y a peu de temps de côtoyer Fidel Castro aux funérailles de Pierre Trudeau, obéisse servilement à Washington et refuse au même Fidel Castro l'accès au Sommet des Amériques, c'était tristement prévisible. Gênant, humiliant, incohérent, mais prévisible. Qu'Ottawa se fasse un malin plaisir de tenir le Sommet des Amériques dans la capitale du Québec sans y admettre le Québec, cela aussi était tristement prévisible. Inélégant et mesquin, mais prévisible. Le recours à la commandite de grands empires financiers et industriels va plus loin dans l'indécence, si loin qu'on n'osait pas le prévoir.

Depuis Rio, Seattle, Prague, Davos, on se prenait à espérer sinon un changement de cap, du moins une modification de la stratégie pratiquée par les mondialisants. Davos, en particulier, avait tenté un apaisement en prêtant quelques micros aux tenants de l'antimondialisation. Des conglomérats comme Monsanto, sans trop s'en vanter, ont ouvert leur antichambre aux opposants et explorent, sans zèle mais prudemment, les possibilités d'une coexistence pacifique avec certaines ONG. Greenpeace et Save the Children ne croient pas déchoir en s'abouchant informellement ou du moins discrètement avec certains grands prédateurs. Certes, personne n'avait encore abjuré sa foi, mais chacun consentait à écouter l'hérétique d'en face. Les relationnistes, des deux côtés de la barricade, cherchaient la faille dans la stratégie de l'autre plutôt qu'une réconciliation des objectifs, mais les deux camps évitaient de jeter de l'huile sur le feu. Seuls les plus intransigeants maintenaient le discours pur et dur de la diabolisation de l'adversaire.

Le Sommet des Amériques ramène le débat sur la mondialisation à l'avant-Seattle. Dans un camp, sous lourde protection policière, ceux qui favorisent la mondialisation et en tirent déjà avantage; dans l'autre, ceux et celles qui, dans la rue, s'inquiètent de la démission des États, de la montée en force des oligopoles et de l'appauvrissement des plus pauvres. Non seulement le dialogue n'est plus de mise, même dans ses formes les plus timides et peut-être les moins sincères, mais les puissants de ce monde font savoir cavalièrement qu'à ce Sommet seuls pénétreront ceux qui peuvent acheter leur siège. Après avoir averti la rue que les centaines de places de la prison d'Orsainville attendaient les manifestants présumés violents, le pouvoir politique s'agenouille devant les conglomérats pour que leurs commandites financent le contrôle exercé sur la rue. L'alignement est si net qu'il a valeur de pacte entre les puissants, mais aussi de déclaration de guerre assenée aux opposants. Seattle n'aura servi à rien.

Malgré la collusion que révèlent ces recours publicitaires, le premier ministre Chrétien tente encore de la nier. Contredisant ceux qui sollicitent les dirigeants de conglomérats en leur promettant un contact privilégié avec les délégations des trois Amériques, M. Chrétien affirme que la commandite ne donne pas accès au saint des saints. Autrement dit, les gens d'affaires des ligues majeures seraient assez crédules et naïfs pour acheter un privilège fictif. Dans les circonstances, certaines conclusions s'imposent : les gestionnaires du Sommet des Amériques ont effectivement promis à différents commanditaires de haut vol l'accès au cénacle, les commanditaires ont effectivement obtenu cet accès et M. Chrétien prend effectivement des libertés avec la vérité... Cela ne surprend plus que modérément de la part d'un homme qui ne voit pas la différence entre le rôle d'un premier ministre et celui d'un député d'arrière-ban et qui s'estime blanchi parce que son employé le déclare blanchi. Être le représentant élu du plus beau pays du monde confère apparemment le droit d'oublier ce qu'on a dit du libre-échange au cours d'une précédente campagne électorale et le droit de claquer la porte sur les doigts qui font les frais d'une certaine mondialisation.

Le drame qui se joue sous nos yeux comporte un autre aspect déplorable. Celui d'escamoter le débat sur le fond de la question. Une fois la rue réduite au silence et les amplificateurs ouverts aux conglomérats, qui osera dire qu'il faut baliser le libéralisme? Le gouvernement du Québec se plaint d'être bâillonné, mais que dirait-il si on lui permettait de s'exprimer au Sommet? La même chose que les autres. Québec se vanterait d'avoir toujours favorisé le libre-échange. Il soulignerait que Québec fut, de toutes les provinces canadiennes, celle qui a permis à M. Mulroney de signer l'accord alors qu'une majorité de Canadiens votaient contre le parti conservateur. Autrement dit, le Québec ne ferait qu'ajouter sa voix au chœur enthousiaste des tenants de la mondialisation. Qu'il soit permis de penser que, dans les circonstances, un choriste de plus ou de moins...

Une différence devrait pourtant sauter aux yeux. L'entreprise privée n'a pas d'atomes crochus avec la démocratie, tandis que les pouvoirs publics ont comme première raison d'être le maintien et l'épanouissement de la démocratie. Le conglomérat s'acommode aisément de la dictature, de la tyrannie, du parti unique et déteste tout ce qui représente pour lui une « incertitude », y compris les scrutins qu'il ne peut pas infléchir. Les élus, eux, devraient veiller à ce que les citoyens puissent choisir, à ce que le liberté d'opinion soit préservée, à ce que les différentes appréciations obtiennent toutes une diffusion équitable. Les conglomérats préfèrent le huis clos, la partie de golf entre gens sérieux et les sommets sans trouble-fête. Des élus soucieux de démocratie estimeraient anormale l'absence de débat au Sommet des Amériques et ne contribueraient pas à renforcer le poids des conglomérats auprès des dirigeants politiques.

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