Dixit Laurent Laplante, édition du 9 juillet 2001

Pendant que crèvent les mots
par Laurent Laplante

George Orwell redoutait le pouvoir des mots, mais plus encore la technique qui, balbutiante à son époque, en modifiait le sens et débouchait sur la manipulation des convictions. Orwell renaîtrait-il qu'il frémirait sans doute des sinistres résultats obtenus par l'art du camouflage verbal. La crise du Proche-Orient témoigne tragiquement de ces « progrès » et montre à quel point l'opinion publique perd ses repères lorsque la distorsion des mots brouille la frontière entre le vrai et le faux. Comme nous, Orwell flairerait la présence de professionnels du lavage de cerveaux dans l'utilisation flottante de termes comme assassinat, contrôle de la violence, légalité...

L'assassinat, par exemple, pourrait ne plus mériter le blâme dû à un assassinat. Perpétrer un meurtre prémédité serait, à en croire Ariel Sharon, un geste de légitime défense. Que la personne à liquider n'ait pas les armes à la main au moment du meurtre serait un détail sans pertinence. Tuer la victime ciblée alors qu'on avait les moyens et le temps de l'emprisonner ou de la traduire devant la justice sous des accusations de complot, voilà qui, visiblement, ne suffit pas à établir qu'on voulait non pas se défendre, mais liquider un ennemi. L'assassinat, froidement planifié, substitué à des méthodes civilisées et moins meurtrières, perpétré sans les excuses que fournirait l'affrontement militaire entre soldats ennemis, est maquillé par la propagande et l'intervention des « faiseurs d'images » en légitime mesure préventive. Orwell apprécierait.

Le contrôle de la violence est une autre expression qui, dans le vocabulaire israélien, apparente trompeusement des situations radicalement différentes. Le contrôle de la violence que l'on exige de Yasser Arafat ne peut pourtant pas être celui dont sont capables Ariel Sharon et son armée. Le déséquilibre, en effet, est flagrant. Un des protagonistes, Yasser Arafat, ne contrôle pas son territoire, car les Israéliens y circulent à leur gré, le verrouillent, le bouclent, le fragmentent en îlots séparés les uns des autres, y exercent toutes les fonctions policières et quelques autres en plus. L'autre belligérant, Ariel Sharon, jouit du pouvoir absolu et peut compter sur une armée aguerrie et suréquipée. Le déséquilibre est tout aussi patent, sur le flanc politique, entre l'atomisation des Palestiniens en une poussière de tendances peu contrôlables et la très efficace unité israélienne. Formuler une même exigence à l'endroit de deux parties aussi dissemblables, c'est obtenir des mots un nivellement et une homogénéisation qui nient la réalité.

La notion de légalité prend elle aussi des colorations variables. D'après le quotidien israélien Haaretz, des colons israéliens « auraient déjà créé en Cisjordanie soixante-six " postes avancés " dont soixante illégaux ». De quelle illégalité s'agit-il? On ne sait trop. On doit cependant déduire qu'il y a, aux yeux de l'autorité israélienne, plusieurs légalités ou plusieurs degrés dans l'illégalité. Les colonies israéliennes, que peuplent déjà plus de 200 000 personnes, ne seraient pas illégales, du moins pas au jugement israélien, car elles ont été approuvées par l'État hébreu. Que ces colonies s'implantent en territoire censément palestinien ne prouverait pas qu'elles sont illégales. C'est un premier flottement.

D'après Le Monde, le ministre israélien de la Défense, Benyamin Ben Eliezer, a décidé de faire démanteler quinze de ces soixante-six nouvelles installations. Parce que soixante d'entre elles étaient nées sans l'approbation du gouvernement et présentaient donc une légalité plus douteuse? Il ne semble pas. Le ministre, en accord avec l'armée, juge tout simplement que ces quinze « postes avancés » sont situés dans des zones difficiles à protéger. Si la force militaire pouvait s'y déployer, la légalité, du coup, en serait-elle assurée? C'est malheureusement ce qui semble s'imposer à l'esprit. On aboutit ainsi à une nouvelle définition de la légalité, définition plus étriquée encore que la précédente. Il importerait peu qu'Israël se soit octroyé le droit d'occuper le territoire palestinien ou que ses colons le fassent sans même obtenir l'aval du gouvernement israélien. Il suffirait que l'armée israélienne se dise capable de protéger la nouvelle installation pour que s'évaporent les derniers soucis de légalité.

Ce deuxième flottement ne semble pourtant pas devoir être le dernier. Toujours selon Le Monde, le Conseil des implantations de Judée-Samarie et Gaza, qui rebaptise les lieux selon sa lecture de l'histoire, « se dit prêt à quitter les quinze postes retenus par le ministre de la Défense, mais pas pour le moment ». D'après ce Conseil, « partir maintenant encouragerait la violence des Palestiniens ». La légalité appliquée sur le terrain, ce n'est plus celle qui découlerait d'accords intervenus entre Israël et l'Autorité palestinienne, ni celle que la Knesset se serait octroyée, ni celle que l'armée israélienne harmonise avec sa force de frappe, mais celle que s'accorde de façon anarchique et belliqueuse tel ou tel groupe de colons israéliens. D'un terme qui signifie substantiellement la même chose dans tous les États de droit, on passe à une notion à géométrie variable dans laquelle le contenu varie selon les jours et les intérêts.

Comme quoi, une guerre ne se gagne pas seulement sur le champ de bataille, mais aussi dans l'opinion publique. Washington l'a appris à ses dépens à l'occasion de la guerre du Vietnam (« guerre étrangère perdue sur le sol américain par la faute des médias », a-t-on pu dire). Israël fait la démonstration que la leçon a porté : le maniement des mots importe autant que celui des armes. Bien sûr, Israël n'est pas seule à tenter cette aventure; elle a simplement plus de ressources et les meilleurs (?) relationnistes de la planète.

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P.S. J'ai reparlé récemment, à l'occasion d'un sondage de Léger Marketing, d'euthanasie et de suicide assisté. Un lecteur attentif et visiblement versé en la matière m'invite à abandonner le terme de suicide assisté, qui serait un anglicisme, et à utiliser plutôt celui d'aide au suicide. Je n'ai aucune objection à admettre que ma prose est, malgré mes efforts, toujours farcie d'anglicismes. Cependant, le terme d'aide au suicide ne me satisfait pas. Par suicide assisté, j'entends la relation qui s'établit entre deux personnes, celle qui souhaite mourir et celle qui accepte de l'aider. L'aide au suicide, c'est à mes yeux le consentement que donne une personne à celle qui veut mourir. Les deux termes ne se recouvrent pas parfaitement. J'apprécierai les suggestions et j'en tiendrai compte. Il importe, en tout cas, puisqu'il est ici question des mots qui dissimulent au lieu d'exprimer, de ne pas laisser le terme d'euthanasie servir à toutes les sauces.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010709.html

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