ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 décembre 2003

Et quand l'alternance est impossible...?

Un lecteur me prend à mon propre jeu. S'il est vrai, écrit-il, que la démocratie s'éloigne du réel quand l'alternance cesse de constituer une réelle possibilité, que faire quand telle est la situation? Je présume, peut-être à tort, qu'il jugeait comme moi l'alternance peu probable à court terme en France, au Japon, en Italie et, bien sûr, au Canada. Question pertinente et qui me rappelle qu'il est facile de construire des théories, mais plus ardu de se colleter avec le réel. « There are more things in heaven and earth, Horatio.. », disait mon copain Shakespeare. Je me borne ici à effectuer un certain déblaiement que suivront, d'ici peu, d'autres réflexions.

--------

Prenons du champ. La démocratie, séduisante et toujours fuyante, ne ressemblera jamais à une mer étale. Comme doit le faire une utopie, elle indique l'orientation, rappelle l'objectif, regaillardit la motivation, mais elle ne se présente jamais comme achevée et, encore moins, comme stabilisée.

À cela plusieurs raisons, dont celle-ci : la démocratie propose une certaine forme de pouvoir et elle attire ainsi vers elle les appétits de tous ceux qui convoitent le pouvoir. Beaucoup n'ont que faire de la démocratie, mais la perçoivent comme une voie d'accès vers le pouvoir. La démocratie, en ce sens, est aujourd'hui victime de sa popularité : tous les assoiffés de pouvoir, qu'ils soient tyrans ou démagogues, fondamentalistes échevelés ou militaires aux articulations coincées, rendent un culte à la démocratie... dans le but de l'asservir. Regrettons si l'on veut cette convergence de toutes les voracités, mais ne nous étonnons de rencontrer, sur une route accessible à tous et qui conduit à un bien capiteux, le pire et le meilleur.

À cela s'ajoute une imprudence. À force de simplification, on a confondu démocratie et participation aux scrutins. Le pays qui organise des élections de façon régulière est réputé démocratique, même si des forces occultes veillent à ce que le vote n'exprime en rien la volonté populaire. En auréolant ainsi le scrutin de toutes les vertus, on a attiré sur lui toutes les tentations. Si le scrutin ouvre la voie à l'emprise dite démocratique et, par ricochet, au pouvoir, c'est le scrutin qu'il importera de bricoler. On ne se prive d'ailleurs pas de le faire. Stratèges, publicitaires, démarcheurs et « honnêtes travailleurs d'élection » s'offrent à extraire du scrutin le résultat favorable. Certains savent se contenir avant de pratiquer le mensonge caractérisé; d'autres arguent de la grandeur de la cause pour canoniser les pires entourloupettes; à peu près tous tiennent pour acquis qu'on ne gagne pas des élections avec des prières et prient fort peu. Sans surprise, un fossé se creuse et s'élargit entre le vouloir du peuple et le verdict que lui arrache ce qu'un politique pourtant respectable appelait autrefois « la démocratie éclairée ». Éclairée, bien sûr, par ceux qui, en toute modestie, savent ce qui est bon pour le peuple. Le pouvoir, éminemment désirable, suscite le désir qui, de prévisible façon, stimule les convoitises et l'imagination.

--------

Face aux distorsions imputables aux modes de scrutin, diverses réactions sont possibles. L'une des plus courantes consiste à modifier le mode de scrutin. La représentativité serait accrue, dit-on, si, par exemple, le scrutin à deux tours se substituait au scrutin uninominal à un tour. Pour d'autres, le scrutin proportionnel garantit une meilleure adéquation entre les volontés populaires et la composition d'un pouvoir législatif. D'ailleurs, beaucoup de ces mesures méritent l'examen et, souvent, une mise en application.

À une condition, cependant : qu'on se répète comme une rengaine que la démocratie ne ressemblera jamais à une mer étale. Puisque la démocratie constitue l'une des voies royales vers le pouvoir, il y a aura toujours, constamment, ardemment, vertueusement ou vicieusement, des efforts pour bloquer la transmission du pouvoir depuis le peuple jusqu'aux élus. Puisque le scrutin est aujourd'hui perçu comme le rouage par excellence, c'est sur lui que s'exercent pressions et conditionnements. Si l'attention se porte sur le financement qui sous-tend le scrutin et force les divers partis à aérer les écuries d'Augias, attendons-nous à ce que d'astucieux intermédiaires inventent, avant même que soit sèche l'encre des nouvelles règles, différentes façons de les contourner. Les tournois de golf, la culture accélérée des cartes de membres et les banquets-bénéfices sont là pour démontrer qu'il y a toujours moyen de financer sans financer tout en finançant. Toujours au nom de la démocratie, bien sûr.

Faut-il donc, au nom du réalisme, baisser les bras? Ce serait oublier à quel point il est dans la nature de l'utopie de demeurer hors d'atteinte. La solution ne consiste pas à abdiquer, mais à prévoir que les voies qui mènent au pouvoir, qu'il s'agisse du mode de scrutin, du financement des partis ou de la durée des campagnes, seront toujours, l'une après l'autre, soumises aux pressions et menacées de récupération.

--------

Venons-en (enfin!) à l'alternance. Elle revêt une importance manifeste. Voter en sachant que, de toute façon, rien ne vacillera dans le granite du parti depuis toujours arrimé au pouvoir, voilà qui stérilise la ferveur et diminue les taux de participation. Les risques de corruption structurelle croissent d'autant plus vite et massivement que les maquignons qui tapent du pied dans les antichambres savent qu'ils n'ont pas à partager leurs « générosités » entre plusieurs hypothèses. Les candidatures se font moins diversifiées et moins libres quand un seul parti est en mesure de promettre le gain électoral et un poste de ministre. Le débat parlementaire achève de perdre sa pertinence quand le parti gouvernemental est à ce point assuré de nouveaux tours de piste qu'il peut présenter aux partis d'opposition et aux groupes de pression le mauvais bout de la fourche. Que se dessine une possibilité concrète d'alternance et tous ces cercles vicieux se brisent. C'est assez dire.

Recréer la possibilité de l'alternance n'est pas chose facile. Des précédents existent cependant. Quand Duplessis ébranla enfin le gouvernement Taschereau en 1935 avant de le mettre à bas l'année suivante, il y avait presque quarante ans (1897) que le Parti libéral régnait sur le Québec. Quand François Mitterrand recréa en France la possibilité de l'alternance, on prit pleinement conscience qu'elle n'existait plus depuis Léon Blum (1936). Quand, tout récemment, les républicains de George Bush s'emparèrent des leviers de commande à la fois à la Maison-Blanche et dans les chambres législatives, un demi-siècle (Eisenhower en 1952) s'était écoulé depuis la dernière « éclipse » totale du parti démocrate. Restaurer l'alternance est possible, mais difficile.

Les stratégies varient. Aucune ne me paraît indéfiniment exportable dans le temps et l'espace. D'ailleurs, rares sont celles qui respectent, de bout en bout, l'idéal éthique. Dans tel cas, le cercle vicieux est brisé par un « homme en blanc » qui joue les justiciers, étale la corruption du régime permanent et use de la moralité comme d'un levier. Méthode efficace même si les purs autoproclamés sombrent souvent à leur tour dans la corruption. Plus souvent, les partis systématiquement perdants se résignent à courtiser une vedette dont le charisme, de fait, les conduira souvent à la victoire. Dans la plupart des cas, conformément à la fable de La Fontaine sur les grenouilles qui se cherchaient un roi, le leader charismatique aura tôt fait de torpiller le programme réformiste en même temps qu'il se couronne. Autant de voies efficaces et rapides vers l'alternance, autant de changements qui ne changent que le nom du titulaire du pouvoir.

Vaut mieux laisser du temps au temps, parier sur la base et l'éducation, convaincre et se convaincre que l'alternance importe moins que la mise au point d'un pouvoir authentiquement différent. User de l'éducation civique et de la patience donnerait peut-être ceci dans un Canada peint en rouge : on se dispenserait de fusions stériles entre la droite presque digne et la droite indésirable et on demanderait à un parti souverainiste s'il n'est pas présentement, comme diraient les marxistes, l'allié objectif d'un monolithisme libéral plus dangereux et immoral que le fédéralisme. L'alternance se rapprocherait sensiblement si certains entêtements ne pavaient pas la voie à l'inusable monarchie libérale.

Mais répétons-le : dès l'instant où l'alternance modifiera le cheminement vers le pouvoir, il s'en trouvera pour la rendre purement symbolique. Utopie.

Laurent Laplante

RÉFÉRENCES :


Imprimer ce texte



ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie