11.7.05

Tirages de photos argentiques et numériques

Etude en vertJ’ai eu récemment avec diverses personnes des échanges sur la photographie, entre autres sur les tirages de photos numériques et ce qui les distingue des tirages argentiques. Pour les tirages de photos courantes, la différence importera peu, et on reconnaîtra la rapidité et le bas prix du numérique maintenant à la portée de tous. Il en est autrement de tirages en formats plus grands (supérieurs au format A4) qui seraient destinés à l’exposition ou à la vente. D’une part, les fabricants de matériel d’impression garantissent désormais une stabilité des encres standard qui assurerait un minimum de dégradation de l’image imprimée sur une période assez longue; il en va de même pour le papier. On peut aussi se procurer des encres et des papiers dits de «qualité archive», plus chers mais réputés avoir une durée de vie de plus de 100 ans. Bien sûr, pour n’importe quel tirage, il importe qu’il soit conservé dans des conditions idéales de température, d’humidité et d’exposition aux rayons UV.

Mais les tirages de photos numériques pourront-ils concurrencer sur le marché des acheteurs les tirages argentiques? La preuve n’est pas encore faite.

La vente de photos en galerie ne date que du milieu des années soixante-dix quand elle a timidement fait son apparition à New York. Depuis, il existe entre autres chez nos voisins un marché florissant de la «photo d’art». Comme le souligne Richard B. Woodward dans un article paru dans The Atlantic Monthly en juin 2002, Too Much of a Good Thing, une photographie de Man Ray s’est vendue un million de dollars en 1999. Des auto-portraits satiriques de Cindy Sherman qui se confondent en critique sociale se vendent 250 000 $, des photos en format géant de Andreas Gursky vont chercher 600 000 $.

Il s’agit bien sûr d’originaux, tirés du vivant de l’auteur et par l’auteur lui-même ou sous son étroite supervision. Les marchands et collectionneurs s’entendent pour qualifier ces tirages d’«époque» (vintage). Habituellement, il y a un nombre limité de tirages d’une seule photo, sinon un tirage unique, réalisé par l’auteur, immédiatement ou peu de temps après qu’il eut capté l’image sur support argentique. La valeur de ces tirages sur le marché est beaucoup plus élevée que les tirages subséquents ou posthumes (contemporary) des oeuvres d’un photographe.

Woodward écrit : «Cette hiérarchie comporte une certaine logique. Les tirages d’époque sont plus rares, et ce qui est rare renferme un plus grand potentiel sur le marché des collectionneurs. Ce qui est moins logique c’est la croyance romantique que ces tirages reflètent davantage les intentions du photographe. Même si le matériel de chambre noire ou la technique d’un artiste s’améliore au fil du temps, comme c’est souvent le cas, on estime que les premiers tirages nous rapprochent du moment de la création.»

HineC’est dans le cadre du scandale autour de certaines photos de Lewis Hine que Woodward a écrit son article. Hine est un des grands photographes classiques étasuniens, réputé pour ses photos de la construction de l’Empire State Building, de l’arrivée des immigrants à Ellis Island, et du travail des enfants en usine et dans les champs au tournant du siècle dernier. Un collectionneur avait acheté à fort prix d’un propriétaire de galerie trois tirages que le vendeur certifiait d’époque. Mais dans les semaines et mois qui suivirent, l’acheteur vit de nombreux autres tirages de ces mêmes photos dans d’autres galeries. Des expertises techniques ont permis d’établir qu’il s’agissait d’originaux, mais de tirages posthumes plutôt que de tirages d’époque. Le vendeur, qui avait en sa possession quelques négatifs originaux de Hine, avait décidé de remplir ses goussets, mais se vit contraint de rembourser l’acheteur pour ces tirages faussement présentés.

Woodward pose certaines questions pertinentes sur la photographie d’art. Qu’est-ce qui constitue l’«original» en photographie, le négatif ou la diapositive d’origine ou le tirage? La valeur qu’on attribue à une photo découle-t-elle du cadrage du sujet ou de l’amalgame subtil des tons et des couleurs réalisé au creuset de la chambre noire? Une personne qui réalise un tirage posthume à partir d’un négatif d’un photographe, et qui vend ce tirage comme étant un tirage d’époque, devrait-il être tenu coupable de contrefaçon, ou d’un délit moindre?

Tentons de reprendre maintenant certaines de ces questions dans le contexte de la photographie numérique, de la «chambre blanche» et du marché émergent des tirages.

pixel inactifQu’est-ce qui constitue l’original d’une photo numérique? Le fichier tel que saisi sur la carte mémoire, le fichier traité avec certains logiciels pour réaliser le tirage, ou le tirage lui-même? Peu de gens que je connais imprimeront un fichier photographique sans procéder à quelques ajustements, si ce n’est que pour corriger les redoutés pixels inactifs (dead pixels, illustré ici en grossissement 1600 %) ou supprimer la saturation couleur pour arriver à un résultat noir et blanc. Évidemment, certains fichiers exigent un traitement plus approfondi, comme la série Un autre Plateau où l’effet obtenu est le résultat de plusieurs algorithmes PhotoShop qu’il faut appliquer en séquence.

On aurait donc tendance, généralement, à dire que l’original serait le fichier utilisé pour réaliser le tirage. Par contre, à l’impression, un fichier peut donner des résultats sensiblement différents selon la marque de l’imprimante ou du papier utilisé. Certains résultats seraient même impossibles à reproduire fidèlement, selon mon expérience, en changeant de plate-forme, par exemple en passant pour une photo d’une combinaison imprimante/papier Epson à une combinaison Canon ou HP. Cette constatation pourrait militer en faveur du tirage comme original, mais pourrait être atténuée par l’inscription des détails techniques de l’impression dans un catalogue raisonné.

InconnueLa question à savoir si la valeur d’une photo est liée au cadrage et à la technique de prise de vue du sujet (focale, profondeur de champ, temps d’obturation, etc.) ou à la maîtrise de la technologie du tirage (chambre noire ou chambre blanche) est commune à l’argentique et au numérique, tenant bien sûr compte des considérations précédentes sur l’impression de photos numériques. En fait, tout est dans l’oeil de l’acheteur, un photo plaît ou ne plaît pas, séduit ou laisse indifférent.

En numérique, la troisième question de Woodward sur la fausse représentation d’une oeuvre (d’époque par l’auteur ou autrement par des tiers) laisse songeur en raison du perfectionnement des outils d’imagerie. Avec un numériseur bas de gamme (moins de 100 $), il est possible de constituer un fichier numérique d’un tirage, puis d’imprimer ce fichier; la différence entre l’original et la copie numérisée est à toutes fins pratiques imperceptible à l’oeil nu. Dans le cas d’un tirage 8X10 pouces, il s’agit de numériser à résolution maximale, puis d’imprimer tel quel le fichier obtenu.

C’est cette facilité de reproduire et de multiplier à faible coût des photos numériques qui, à terme, pourrait freiner la vente de tirages à des acheteurs en quête d’originaux. On pourrait parler de certificats d’authenticité, mais ces derniers sont aussi très simples à contrefaire.

La solution, si solution il y a, serait peut-être de n’acheter que de l’auteur ou d’une galerie qui le représente en exclusivité.
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