2.8.06

Retour sur les canicules

(Sujet d'actualité pour bon nombre, je republie un texte initialement diffusé le 29 juin 2005.)

Une canicule est une période de grande chaleur associée à la constellation du Grand Chien, quand l’étoile Sirius se lève et se couche avec le soleil, du 24 juillet au 24 août.  Ce sont les jours de la canicule, canicularis dies.  En anglais on parle de cette période comme les dog days of Summer (les jours du chien), expression immortalisée dans un film de Sidney Lumet en 1975, Dog Day Afternoon, dont l’action se déroule par une journée torride.  La traduction du titre en français, Un après-midi de chien, a malheureusement détourné le sens de l’expression.

Depuis quelques années, les épisodes caniculaires se font plus précoces dans l’année et fréquents.  Par exemple, ces jours-ci, le sud de l’Europe est aux prises avec une canicule et les gouvernements de France, d’Espagne, d’Italie et du Portugal mettent en oeuvre les plans d’intervention pour éviter une reprise de l’hécatombe de 2003.  Pour rappel, la canicule européenne cette année-là aurait fait entre 30 000 et 40 000 morts.

Heat WaveHeat WaveChicago, 1995.  Le mercredi 12 juillet, le Chicago Sun-Times publie un court article, relégué en page 3, sur l’imminence d’une vague de chaleur qui pourrait s’avérer mortelle (Heat Wave on the Way - And It Can Be a Killer).  On annonce également que les taux d’ozone et d’humidité seront élevés, et que l’indice de chaleur (température ressentie) pourrait atteindre les 49C.  Le lendemain, le mercure atteint les 40C, et l’indice de chaleur (humidex) 53C.  Au cours des cinq jours qui suivent, on dénombrera plus de 700 morts attribuables à la chaleur.  Cette vague de chaleur mortelle est l’objet du livre du sociologue Eric Klinenberg, Heat Wave: A Social Autopsy of Disaster in Chicago.

Plusieurs éléments du livre le distinguent d’autres ouvrages du genre, à commencer par cette notion de «post-mortem social» d’une tragédie urbaine.  L’auteur rappelle qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des scientifiques comme Rudolph Virchow et William Osler ont lutté pour légitimer et institutionnaliser l’autopsie pour déterminer la cause de décès dans le but d’accroître l’efficacité du traitement médical.  Klinenberg adapte donc le modèle à l’étude de la canicule mortelle de Chicago en 1995.  Il écrit : «Comme c’est le cas pour toutes les autopsies, cet examen de la vague de chaleur de 1995 tient l’espoir qu’en étudiant la mort on comprenne davantage la vie, et aussi les façons de la protéger.»

Ce qui ressort dans plusieurs chapitres de ce livre est que la principale vulnérabilité des victimes était leur isolement social.  Les études épidémiologiques sur la vague de chaleur ont clairement établi un lien entre l’isolement et la mortalité, et les commissions politiques qui ont enquêté sur la tragédie sont arrivées à cet égard à deux conclusions principales.  D’une part, de plus en plus de personnes âgées aux États-Unis vivent seul (ce qui est confirmée par les données du Bureau des recensements).  D’autre part, la majorité de ces personnes qui vivent seul sont fières de cette autonomie et s’abstiennent de demander ou d’accepter quelconque aide parce qu’elle compromettrait leur identité comme personnes auto-suffisantes.

Klinenberg ne réfute pas ces deux constatations, mais soumet qu’elles n’expliquent pas complètement pourquoi tant de victimes de la canicule étaient des personnes qui habitaient seul.  Dans un de ses chapitres, il explore quatre tendances qui contribuent à la vulnérabilité comme groupe des personnes âgées (et souvent démunies) aux États-Unis, tendances qu’on retrouve aussi dans la plupart des sociétés industrialisées.

D’abord le poids démographique croissant de cette tranche de la population.  Ensuite, une culture de la peur, de la crainte de la violence réelle ou perçue dans l’entourage conjuguée à la valorisation de l’individualisme et de l’auto-suffisance.  Aussi, une transformation de l’espace marquée par la dégradation, la fortification ou la disparition d’espaces publics sûrs.  Enfin, une condition liée au genre qui affecterait surtout les hommes sans enfants et aux prises avec des problèmes de consommation d’alcool ou de drogues.

Sur ce dernier point, Klinenberg en arrive à un constat inattendu.  Il écrit : «Le paradoxe selon lequel les femmes âgées sont plus susceptibles que les hommes de vivre seul, mais beaucoup moins susceptibles d’avoir rompu des liens sociaux, apparaît dans toute sa clarté à l’examen des dossiers des personnes décédées.  J’ai trouvé les dossiers de 56 personnes dont les corps n’avaient pas été réclamés à la morgue et avaient été inhumés aux frais des autorités de comtés ou de l’État.  Or, 44 d’entre eux, environ 80 %, étaient des hommes, un indicateur probant que les hommes ont souffert de manière disproportionnée des conséquences de l’isolement social au cours de la crise.»

Selon Klinenberg, les hommes qui atteignent la vieillesse ont plus de difficulté que les femmes à entretenir des liens sociaux, héritage de l’éducation reçue et de la vie adulte des personnes de cette tranche d’âge.  Alors que les hommes se définissent souvent en fonction de leur milieu de travail et des liens qui s’y tissent, les femmes tissent des réseaux de contacts plus élaborés et fertiles qu’ils maintiennent une fois la vieillesse atteinte.  Pour les hommes, la rupture avec leur milieu de travail se solde souvent par un repli sur soi et un isolement qui, en situation de crise comme la canicule de 1995 à Chicago, augmente le taux de mortalité de cette catégorie de la population.

Heat Wave comporte aussi un chapitre fort pertinent sur le rôle que les médias ont joué durant la canicule de 1995 à Chicago, et sur le fonctionnement de la «machine médiatique».  Par exemple, le samedi 15 juillet fut la journée la plus mortelle de la canicule de Chicago, on dénombra alors quelque 300 victimes.  Les fins de semaine, les journaux fonctionnent avec un effectif réduit, ce sont principalement des reporters généralistes, des stagiaires ou des journalistes à contrat de durée déterminée (les one-years dans le jargon) qui s’affairent dans les salles de rédaction.

Un journal comme le Chicago Tribune n’avait donc pas à sa disposition un journaliste scientifique pour traiter du phénomène d’inversion thermique et des autres facteurs météorologiques qui étaient responsables de la canicule.  Les journalistes dont l’affectation principale était les services publics (police, incendie, ambulances, bureau du coroner, morgue, etc.) étaient également en congé, tout comme ceux affectés à l’hôtel de ville et à la politique municipale.  Faute de ces spécialistes, il était donc difficile pour le journal d’avoir une idée précise de l’ampleur de la tragédie qui se déroulait, et de la réaction des services publics.

Klinenberg décrit aussi une discussion houleuse dans une salle de rédaction de chaîne de télévision au sujet de l’importance à donner à l’événement.  Devait-on amorcer le bulletin de nouvelles avec le chroniqueur météo? Fallait-il prendre l’antenne en direct dès qu’un développement survenait? Fallait-il produire des reportages à dimension humaine (human interest stories) ou encore enclencher en mode catastrophe et se transformer, ne fut-ce que pour quelques jours, en télévision de service public.

La chaleur se résorba, la ville compta ses morts, les politiciens déclinèrent toute responsabilité.  Deux semaines après, une nouvelle vague de chaleur envahit la ville, plus courte et moins extrême que la première.  La température atteignit 35 degrés, et l’indice de chaleur 40 degrés.  Les mêmes politiciens qui avaient déclaré n’avoir rien pu faire pour éviter la première tragédie ordonnèrent des interventions immédiates.  Une population déjà sensibilisée aux précautions à prendre en cas de chaleur accablante sembla s’accommoder sans trop de difficulté.  On ne dénombra au cours de ce second épisode caniculaire que deux morts attribuables à la chaleur.

En 1999, Chicago vécut un autre épisode caniculaire de l’ampleur de celui de juillet 1995, mais les autorités municipales disposaient alors d’un plan d’intervention très complet : communication avec les médias, ouverture de centres de répit, transport gratuit en autobus vers ces centres, appels téléphoniques aux personnes âgées, visites en personnes aux personnes âgées vivant seul.  Le bilan fut lourd, on compta 110 morts, mais tout de même une fraction de ce qu’on avait eu à déplorer en 1995.

Pour Klinenberg, il serait injuste de jeter le blâme sur un organisme ou un individu pour ce qui arriva à Chicago en 1995.  «La canicule mortelle représente un échec collectif, et la recherche de boucs émissaires, que ce soit le maire, les médias ou les services de santé, ne fait que nous éloigner des vrais problèmes.  Nous savons qu’il y aura davantage de canicules, toutes les études sur le réchauffement de la planète le confirment.  La seule façon d’éviter d’autres désastres est de s’attaquer à l’isolement, à la pauvreté et à la peur qui prévalent dans tant de nos cités.»

En complément de lecture :

Autopsie d'un été meurtrier à Chicago
par Eric Klinenberg
Le Monde diplomatique, août 1997

Consortium Ouranos
Ouranos a pour mission de favoriser l'acquisition de connaissances pour mieux évaluer les changements climatiques régionaux et leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques.
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