1.4.04

Musique sur Internet : Et le juge a dit...

Que l’on ne pouvait forcer les fournisseurs de services Internet (FSI) à identifier des utilisateurs soupçonnés d’échanger des fichiers musicaux.

CD, coaxialL’affaire remonte au 11 février dernier. Un groupe de sociétés membres de la Canadian Recording Industry Association (CRIA) exige de la Cour fédérale que cinq FSI (Bell/Sympatico, Rogers, Shaw, TELUS et Vidéotron) divulguent l’identité de 29 utilisateurs ayant téléchargé par l’intermédiaire des services KaZaA et iMesh plus d’un millier de fichiers musicaux sur lesquels elles détiennent des droits. Ils entendent, avec ces données, jumeler des pseudonymes d’utilisateurs des services d’échange poste-à-poste (P2P) à des adresses IP et obtenir des FSI les données nominatives de ces abonnés. Les sociétés (BMG, Warner, Sony, Universal, EMI, etc.) allèguent que cette forme d’échange enfreint leurs droits en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. Les procureurs des FSI ont cependant soulevé, comme on s’y attendait, de nombreuses objections.

Le seul point sur lequel plaignants et mis en cause se sont entendus est celui de l’application dans la présente cause des dispositions de la Loi sur la Protection des renseignements personnels et les documents électroniques contenues en son article 7(3)c) soit que :

«7.(3) Pour l’application de l’article 4.3 de l’annexe 1 et malgré la note afférente, l’organisation ne peut communiquer de renseignement personnel à l’insu de l’intéressé et sans son consentement que dans les cas suivants :...

c) elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d'un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents;
»

Or le juge n’a pas ordonné aux FSI de divulguer les données pouvant permettre d’identifier les présumés contrevenants à la Loi sur le droit d’auteur. D’ailleurs, la lecture de la décision du juge Konrad von Finckenstein (fichier PDF, en anglais, extraits traduits librement en attente de la version officielle) révèle de sérieuses failles dans la cause telle que présentée par les procureurs de la CRIA.

Après avoir cerné le cadre juridique de la cause, le juge écrit :

«[43] En vertu des précédentes, il est clair dans mon esprit que les plaignants n’ont pas :
- établi de cause prima facie (la preuve dans leur affidavit est déficiente, ils n’ont pas établi un lien de cause à effet entre les pseudonymes P2P et les adresses IP, et n’ont pas soumis de preuve prima facie de violation);
- établi qu’à toutes fins pratiques les FSI étaient l’unique source pour identifier les utilisateurs de pseudonymes P2P;
- établi que l’intérêt public l’emportait sur les questions de vie privée dans la divulgation des données, eu égard à l’âge des données.»

Les plaignants avaient chargé la société de services anti-piratage MediaSentry d’enquêter sur l’échange de fichiers musicaux sur lesquels ils ont des droits. C’est le directeur général de MediaSentry, Gary Millin, qui a témoigné des résultats de l’enquête, mais le juge a qualifié son témoignage de «ouï-dire» car les informations qu’il rapportait venaient de ses employés, lui-même n’ayant pas participé directement à l’enquête. Le juge écrit : «Il semble clair que d’autres employés de MediaSentry auraient été mieux à même de présenter les affidavits sous serment et de répondre en connaissance de cause au contre-interrogatoire».

De plus, Millin a décrit devant le juge la technique de MediaSentry nommée MediaDecoy qui consiste à rendre disponible de «faux fichiers» musicaux sur les services d’échange. Ils présentent les caractéristiques de fichiers musicaux, mais sont inopérants, donc source de frustration et élément que l’on veut dissuasif pour les utilisateurs. Toutefois, Millin a avoué ne pas avoir écouté de fichiers présumément piratés pour voir s’il s’y trouvait des fichiers MediaDecoy, et que cette fonction ne s’inscrivait pas dans le cadre du mandat que la CRIA lui avait confié.

Le juge von Finckenstein a également critiqué la preuve liant le pseudonyme Geekboy@KaZaA au numéro IP 24.84.179.98 affecté au FSI Shaw Communications. Il déclare que rien dans les éléments présentés par MediaSentry ne vient établir un lien entre le pseudonyme et l’adresse IP au moment des faits constatés, et qu’il serait «irresponsable pour le tribunal d’ordonner la divulgation du nom de l’abonné de l’adresse IP et de l’exposer à des poursuites.»

Le juge a cité la décision de la Commission du droit d’auteur du 12 décembre 2003 selon laquelle le téléchargement pour utilisation privée d’une oeuvre musicale ne constitue pas une violation du droit. Aucune preuve n’a été faite que les utilisateurs visés par la demande de divulgation avaient diffusé ou distribué des oeuvres protégées; ils n’avait fait que déposer des oeuvres dans des répertoires de services P2P. «Le simple fait de placer une copie dans un répertoire partagé sur un ordinateur accessible par un service P2P ne constitue pas un acte de distribution. Avant qu’il y ait distribution, il doit y avoir un geste direct par le propriétaire d’un répertoire partagé, comme l’envoi de copie ou une annonce à l’effet qu’elle est disponible.

Dans la présente cause, il n’y a eu aucune preuve à cet effet. Les plaignants n’ont réussi à prouver que les présumés contrevenants avaient rendu disponibles des copies sur leurs répertoires partagés. Le droit exclusif de rendre disponible une oeuvre est inclu dans le Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (CRNR/DC/95 Rev.), mais ce traité n’a pas été mis en oeuvre par le Canada, et ne fait donc pas partie du cadre juridique canadien en matière de droit d’auteur. Bref, pas de crime, pas de divulgation des données personnelles des utilisateurs.

Selon Richard Pfohl, conseiller juridique de la CRIA, l’association entend se pourvoir de son droit d’appel.

Que comprendre de ce jugement? La plainte de la CRIA a été deboutée, certes, et il n’est toujours pas illégal d’échanger des fichiers de musique en vertu de la jurisprudence et du droit canadiens. Cependant, si la plainte a été rejetée par le juge von Finckenstein, c’est en grande partie à cause de la faiblesse de la preuve présentée par les procureurs de la CRIA.
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