10.12.04

Politique réseau : Le «two-step flow» de Howard Dean

Howard Dean, ex-gouverneur du Vermont, et candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle étasunienne de 2004, a fait sa rentrée sur la scène politique le 8 décembre. Devant un auditoire d’étudiants de l’université George Washington, il a prononcé une allocution sur l’avenir du parti démocrate, la nécessité de le désenclaver géographiquement et de faire élire des candidats à tous les paliers électifs. Donné favori au début des primaires jusqu’à son échec en Iowa et au New Hampshire en février, on sait que Dean avait eu recours à Internet pour recueillir des appuis financiers et recruter des travailleurs de campagne, avant d’être supplanté par la machine de John Kerry.

Dean fait cependant toujours confiance aux nouveaux médias, et disait dans son discours : «L’avenir du parti démocrate c’est d’en faire un parti qui puisse communiquer avec ses membres et avec tous les citoyens. La politique est à son mieux lorsque nous parvenons à inspirer un sens d’appartenance à une collectivité. Les outils que nous avons été les premiers à utiliser lors de ma campagne, comme les blogues, les séances virtuelles et les flux vidéo, ne sont que le début. Nous devons exploiter tout le potentiel de la technologie pour rejoindre les électeurs, travailler de concert avec les constituantes du parti dans tous les États, et influer sur la couverture médiatique.» L’allocution de Dean a été reprise un peu partout dans la grande presse, et évidemment en texte intégral sur son site Web, Democracy for America.

Pour ceux et celles qui ont un tant soit peu suivi le parcours de Dean, du moins sur le Web, on notera que le politicien a abandonné Dean for America, son ancien site, bien que les archives aient été conservées, et opté pour «Democracy for America». Quant à Blog for America, en ligne depuis mars 2003, il est toujours très actif, alimenté par divers membres d’une petite mais efficace équipe de fidèles d’Howard Dean.

Outre les couleurs traditionnelles des sites politiques étasuniens (bleu, blanc, rouge), si vous trouvez un petit air de famille aux sites de l’organisation Dean, l’explication est simple. Ils ont tous été créés par le même groupe de cinq conseillers Web de Dean, depuis mars 2004 regroupés sous l’enseigne commerciale BlueStateDigital. On sait que depuis un certain temps, on distingue aux États-Unis les «États rouges» (pro républicains) et les «États bleus» (pro démocrates). BlueStateDigital, sans jeu de mots, affiche ses couleurs et propose des services Internet aux politiciens et groupes d’allégeance démocrate.

Ceci dit, la presse a fait grand cas de la capacité de l’organisation Dean à lever des fonds en utilisant Internet. On doit dire que dans un peloton de départ de dix candidats sérieux aux primaires, les 27 millions de dollars que Dean a recueilli principalement en ligne ont fait sourciller. La presse traditionnelle, fidèle à sa perception d’Internet, a vu là un élément singulier de la campagne. La presse spécialisée, souvent sur la défensive, en a profité pour redire «On vous l’avait dit qu’un jour ça marcherait.»

Même Dean estime que l’on a trop mis l’accent sur l’aspect financier de sa présence sur le Web, et pas suffisamment sur l’aspect mobilisateur et communicationnel. Dans le numéro du premier décembre du journal The Hill (actualité politique de Washington), il signe un article qui mérite lecture, It's about people, not just money. Il écrit : «Avec une bonne approche, le Web peut aider les campagnes et d’autres formes d’organisations à réussir sur deux plans importants : de nouvelles méthodes de mobilisation de bénévoles, et une communication qui n’entraîne pas les gros déboursés de la télévision et qui échappe au filtre de la presse.»

Pour Dean, les blogues et le courriel permettent aux candidats de s’éloigner de la langue de bois, des formules préparées et réchauffées, et des «cassettes» de dix secondes destinées aux médias électroniques.

Tout à son crédit, Dean refuse de faire d’Internet une panacée universelle : «Le Web ne peut se substituer aux changements profonds et aux investissements à long terme dont le parti a besoin pour réussir. Nous devons articuler nos valeurs fondamentales, ne jamais concéder victoire sur une question ou dans une région du pays, et tout reconstruire sur des bases solides. Mais bien utiliser Internet signifie établir un nouveau type de rapport entre le parti et ses militants. Plus nous endossons la formule qui fonctionne en ligne, soit l’honnêteté, la clarté et le respect des gens, plus nous avons une chance de réussir sur le terrain.»

Réussir sur le terrain, l’expérience de Howard Dean en illustre bien la difficulté. Malgré ses succès sans précédents en ligne, il n’a pas réussi à remporter l’investiture. Mais il y a pire. Le clan Kerry n’a pas utilisé ce que Dean était parvenu à échafauder, soit une structure exceptionnelle de mobilisation/formation des militants.

En 1940, Paul Lazarsfeld et d’autres chercheurs mènent la première étude sur la communication de masse politique, et le fruit de leurs travaux est publié en 1944 sous le titre The People's Choice. Selon eux, l’effet des médias est relatif, le processus de communication n'est pas vertical, venant du haut vers le bas, mais plutôt horizontal, et apparaît alors pour la première fois dans le discours communicationnel la notion de «leader d'opinion» ou de médiateur et son rôle dans le processus de la communication. (Merci à MBAO pour ce résumé).

Selon Lazarsfeld, les mass médias n’auraient d’influence déterminante que sur 5 % des électeurs, bien moins que les autres influences comme les conversations avec des amis ou des proches, des confrères syndiqués, des collègues ou associés, etc. Cette constatation est par la suite confirmée par d’autres études, et on a appelle alors ce phénomène le «paradigme des effets limités» de l’influence des médias.

Il y a donc un «two-step flow», une sorte de valse à deux temps, dans les messages des mass médias. Dans un premier temps le message, puis dans un deuxième temps le traitement et la retransmission du message par un leader d’opinion au sein de son groupe d’influence.

Lazersfeld et ses chercheurs vont plus loin en 1955 dans leur ouvrage Personal Influence : «De cette étude, ressortait la certitude que le contenu de la communication touche l'audience d'une manière indirecte, à travers les médiateurs, mais il est possible, ont conclu les chercheurs, qu'il existe plusieurs étapes. Les leaders d'opinion eux_mêmes quelquefois, demandent l'opinion ou le conseil d'autrui.» (MBAO).

La théorie n’est pas sans ses critiques. Comme l’explique Mick Underwood, Lazarsfeld et ses collègues attachent beaucoup d’importance aux caractéristiques des leaders d’opinion, puis à ce qu’il faille qu’un individu soit nécessairement leader d’opinion actif ou récepteur d’opinion passif. «Mise à part l’évidence que certaines personnes puissent être des leaders d’opinion sur un sujet et pas sur d’autres, on peut aussi objecter que des personnes puissent n’être ni leader ni récepteur d’opinion, mais tout simplement détachées du message des médias» écrit-il.

De plus, et c’est ici qu’on revient à Howard Dean (vous me pardonnerai le détour), beaucoup tient à la disponibilité d’information pouvant faire contrepoids au message des médias. Comme le souligne Underwood, le grand public dans les années quarante disposait de moins de sources d’information que celles auxquelles nous avons accès aujourd’hui, et généralement de moins de temps à y consacrer.

Or, en réagissant rapidement en cours de campagne aux attaques lancées par les autres candidats, aux éditoriaux malveillants, et en formulant des réponses appropriées véhiculées sur ses sites Web, son blogue, et par courriel, Dean fournissait à un vaste réseau de leaders d’opinion des munitions pour faire contrepoids, chacun dans leur cercle d’influence, ou sur leurs perrons d’église, au message des médias. «On avait lu Dean, et on expliquait Dean.»

C’est vrai, Howard Dean n’a pas gagné. C’est vrai, Kerry disposait de moyens financiers énormes (à ce point qu’il n’a même pas dépensé tout son budget de campagne qui était de 322 millions de dollars, il qu’il a encore en caisse 22 millions de dollars!).

Mais l’objectif de Howard Dean procède d’une autre approche. «Sur le plan pratique, il ne s’agit même pas d’utiliser Internet pour recueillir des votes» dit-il, «Sa force est de permettre d’enrichir la démocratie en sollicitant la participation d’un plus grand nombre de personnes dans le processus. Au cours des deux dernières années, nous avons appris qu’un site Web peut servir à bien plus qu’à diffuser de l’information de base. Il peut devenir un centre à partir duquel ceux et celles qui nous appuient peuvent devenir partie prenante au processus.»

En complément de lecture, l’article de Gary Wolf dans le numéro de janvier 2004 de Wired Magazine How the Internet Invented Howard Dean.
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