7.4.05

Commission Gomery et blogues : quelques réflexions

Maintenant que le juge Gomery a partiellement levé l’interdit de publication qui pesait sur les témoignages devant la Commission d'enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires, sentons-nous un peu plus à l’aise de parler de la controverse entourant la diffusion sur des blogues étasuniens de compte rendus des dits témoignages.

On sait tous maintenant que des détails sur le témoignage de Jean Brault, fondateur et président de la firme Groupaction, ont été diffusés entre autres sur le blogue Captain’s Quarters, ainsi que sur un autre que je ne peux nommer en vertu des exceptions citées dans la décision de levée partielle de l'interdit.

Mise à jour, 9 avril

Citant la décision modifiant l’ordonnance de non-publication : «La preuve de la fréquence des contacts entre M. Brault et M. Guité ainsi que celle du sujet de leurs rapports, tels que décrits par M. Brault dans son témoignage, pourraient laisser à l'esprit de jurés potentiels des impressions qu'il leur serait difficile d'écarter : qu'ils aient conspiré ensemble ou qu'ils aient été motivés par un désir commun de profiter indûment de leur relation. Afin de réduire la possibilité que de telles impressions soient créées, certains passages du témoignage de M. Brault, tels qu'identifiés ci-dessous, ainsi que certaines pièces demeureront soumis à l'ordonnance de non-publication, et ce, jusqu'à la fin de leur procès.»

Revenons sur l’interdit de publication décrété par le juge Gomery. Il visait un équilibre entre deux droits : «Nous sommes ici en présence d'un cas classique où l'on doit trouver un équilibre entre deux droits protégés par la Constitution : le droit pour le public d'être informé sur les questions qui le concernent, garanti par l'article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, et le droit pour tout inculpé d'être jugé de manière impartiale, garanti par le paragraphe 11(d) de la Charte

On ne saurait s’objecter au respect de la Charte, mais le juge Gomery a-t-il fait preuve de naïveté en imposant cet interdit de publication, «également toute diffusion par Internet», des témoignages en tout ou en partie? Il était inévitable que le même outil qui permet de contourner la censure en Chine, en Iran ou dans d’autres États qui tentent de bâillonner la liberté d’expression et le droit à l’information serve également à défier l’interdit de publication.

Plusieurs questions se posent cependant sur la manière dont les détails de témoignages ont filtré vers des blogues étasuniens, et pourquoi ils ont été adressés à ces blogues.

Selon le New York Times, qui rapporte les propos de Ed Morrissey, éditeur du blogue Captain’s Quarters, ce serait un ou une journaliste qu’il refuse de nommer qui lui aurait proposé les résumés de témoignages de Jean Brault. Dans le Minneapolis Star Tribune, Morrissey dit que sa «source» avait sous-estimé l’ampleur que prendrait l’affaire et commençait à se sentir mal à l’aise de toute cette attention.

Morrissey (Captain’s Quarters) dit que l’information lui est venue d’un journaliste, mais pourquoi un journaliste, même s’il tient à conserver l’anonymat, s’adresserait-il à un blogue ultra conservateur? Comment décrire autrement un blogue pour qui «célébrer la diversité» signifie célébrer la diversité des armes à feu en vente libre aux États-Unis, du moins sur les publicités qu'il affiche? Pourquoi, aussi, choisir un blogue qui était jusque là, avouons-le, inconnu? De nombreux sites plus «neutres» (entendons ici qu’ils sont motivés par des intérêts moins partisans) et jouissant d’un rayonnement beaucoup plus étendu se seraient fait un plaisir de publier les compte rendus.

Autre question : d’où est venue la traduction de très bonne facture qui est apparue sur le site Captain’s Quarters et que Morrissey attribue à un certain «P.E.» de Montréal? TSF (traducteur sans frontière) bénévole ou geste de mécénat d’origine inconnue de parties ayant intérêt à une plus large diffusion des résumés?

D’ailleurs, le clivage linguistique de l’ampleur qu’a prise l’affaire Gomery dans Internet et les blogues est pour le moins singulier. Depuis le début des audiences de la Commission, les médias traditionnels rapportaient un intérêt plus grand chez les francophones (québécois) que chez les anglophones. Le Réseau de l’information enregistrait même des niveaux de cote d’écoute rarement vus pour la retransmission en direct des audiences. Pour la même période, celle qui a précédé l’interdit de publication, on parlait très peu de la Commission Gomery dans la blogosphère francophone alors que dans les blogues «canadians» on en traitait abondamment.

On constate aussi une durée de vie assez courte du phénomène Brault/Gomery sur les blogues. Lorsque j’ai publié mon billet initial au sujet de l’affaire, la fréquence de mention des mots «Gomery» et «Brault» était en forte hausse à l’indice BlogPulse. Il est étonnant de constater que si le sujet continue de faire couler encre et salive dans les médias traditionnels, il accuse une forte baisse dans les blogues eux-mêmes.

À cet égard, l’indice des tendances de BlogPulse est très révélateur. En effectuant une analyse croisée de la cooccurrence des mots «gomery», «brault» et «chrétien» dans les blogues, on voit que le pic de février (gomery/chrétien) coïncide avec la déclaration liminaire de l'ex-premier ministre Jean Chrétien devant la commission d'enquête. Le second pic correspond au début du témoignage de Jean Brault et à la diffusion des extraits sur les blogues étasuniens. Puis, au plus fort de la vague médiatique dans la presse traditionnelle, une apparente désaffection des blogueurs, la fréquence tombe soudainement.

S’il est important sur le plan du droit, ce plus récent épisode de l’histoire des blogues s’avère donc aussi révélateur sur le comportement de ce médium et de ceux qui l’animent et le consultent.
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