2.10.06

Au sujet de la torture

Anecdote ou blague, je ne sais trop, mais voici.  Joseph Staline qui a dirigé de main de fer l’URSS pendant de longues et sanglantes années était fumeur de pipe.  Un jour, il ne parvient pas à trouver sa pipe favorite.  Il demande alors à Lavrenti Beria, exécuteur de basses oeuvres s’il en fut jamais un, de retrouver sa pipe qu’il croyait avoir été volée. 

Quelques heures plus tard, Staline trouve la dite pipe dans un de ses tiroirs.  Il dit alors à Beria qu’il peut faire cesser les recherches, et ce dernier répond : «Bon, d’accord, mais qu’est-ce que je fais de la dizaine de suspects qui ont déjà avoué?»

À une certaine époque, on pouvait librement rire d’une blague comme celle-là, mais les temps ont bien changé.

Jeudi dernier, le Sénat des États-Unis votait en faveur d’une nouvelle loi antiterroriste qui avait reçu la veille l’aval de la Chambre des représentants, un loi que George W.  Bush qualifie d’«outils pour les professionnels.  On lit dans Libération : «Le texte interdit à l'avenir les “traitements cruels ou inhumains”, définis comme des “tortures” et des techniques infligeant de “sérieuses douleurs physiques ou mentales”.  Mais il autorise le Président à interpréter “le sens et l'application” des infractions aux conventions de Genève qualifiées de “moindres”, à savoir celles comprises entre la “cruauté” et les “abus mineurs”.  Bush se voit ainsi conférer le pouvoir de déterminer, dans certaines limites, le degré de mauvais traitements qui pourront être infligés aux suspects terroristes.» (Voir La torture au bon vouloir de Bush, Libération, 30 septembre 2006.)

Le professeur en études du Proche-Orient Juan Cole posait hier une question.  «Pourquoi l’administration Bush tient-elle tant à torturer des gens, au point d’exercer des pressions sur un Congrès mollasse pour qu’il viole la constitution des États-Unis en permettant explicitement certaines méthodes de torture et en abolissant le droit à l’habeas corpus pour certaines catégories de prisonniers?  C’est bien simple, les enfants, c’est parce que la torture sert à prouver l’existence de vastes et importants réseaux terroristes alors qu’il n’est existe pas, ou encore très peu, ou du moins pas suffisamment pour justifier les 800 bases militaires et le budget militaire de 500 milliards de dollars.» (Voir Craig Murray on Manufacturing Terror , Juan Cole, 1er octobre 2006.)

Cole rend compte de la présence à une conférence de la Central Eurasian Studies Society de Craig Murray, ex-ambassadeur britannique en Ouzbékistan de 2002 à 2004 et auteur du livre «Murder in Samarkand».  Murray ne nie pas qu’il y ait de petits groupes de personnes qui veulent s’en prendre à l’Occident, mais ne croit pas que ce soit cette menace qui motive les gestes de l’administration Bush en Asie centrale.

Il décrit ce qu’il appelle la «doctrine de l’étang de nénuphar» qui consiste à essaimer dans tout le Proche-Orient des bases militaires comptant sur un effectif d’entre mille et trois mille militaires.  En cas d’urgence, ces bases sont conçues pour accommoder rapidement jusqu’à 40 000 militaires.  Ainsi, comme un nénuphar, chacune de ces bases pourrait accueillir la grenouille qui décide de s’y poser.  À la base de cette doctrine est la volonté de s’assurer l’accès au pétrole, et dans ce contexte, en gonflant la menace d’Al-Qaïda, on justifie une présence militaire dans la région.

Murray relate son expérience en Ouzbékistan où dans la période qui a suivi le 11 septembre 2001 les États-Unis ont demandé et obtenu le droit d’établir des bases militaires.  En échange, les États-Unis ont soutenu le gouvernement d’Islam Karimov, un vieil apparatchik qui s’est imposé comme un dictateur.  Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont maintenu que le pays faisait de grands pas vers la démocratie, malgré que Karimov ait nié aux partis d’opposition de présenter des candidats lors d’une élection.

À titre d’ambassadeur britannique, il reçut d’abord des plaintes, photos à l’appui, de familles de personnes qui avait été torturées dans les prisons du régime Karimov.  En outre, ajoute Cole, les États-Unis maintenaient un centre de détention à leur base de Karshi-Khanabad où ils procédaient à des interrogatoires de personnes soupçonnées d’affiliation terroriste.  Puis, Murray eut accès à des listes de suspects dressées par la CIA qui affirmait qu’il s’agissait d’agents actifs d’Al-Qaïda.

Et d’où la CIA tenait-elle ces informations?  De la police secrète de Karimov qui torturait ces suspects.  Et qui étaient ces suspects? Pour la majorité, des dissidents et opposants politiques de Karimov n’ayant aucun lien avec des groupes terroristes.

Pour mieux comprendre la situation propre à l’Ouzbékistan, le professeur Cole nous trace un profil de cet État.  Bien que les Ouzbeks aient un patrimoine et des noms musulmans, il s’agit d’une société laïque où la religion est presque absente depuis une soixantaine d’années.  Al-Qaïda et les Talibans pouvaient peut-être compter sur quelques centaines de sympathisants au plus fort de leur présence dans ce pays.  De plus, lors d’un sondage réalisé en 2002 par le Pew Institute, 91 % des répondants ont dit qu’ils étaient d’accord avec la guerre au terrorisme telle que menée par l’administration Bush.

Le régime Karimov utilise donc la torture pour fabriquer de toutes pièces une menace terroriste qu’elle «vend» à une administration Bush acheteuse qui elle la revend aux électeurs en cette période d'élection de mi-mandat..

Quel monde...
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