22.9.06

En attendant le Carré

Je n’ai pas encore lu The Mission Song, le plus récent John le Carré qui s’articule autour du personnage de Bruno Salvo, interprète polyglotte à l’emploi des services secrets britanniques qui épie des conversations téléphoniques.  En attendant, mon appétit pour les histoires un peu tordues et les coups fourrés est satisfait par certains dossiers courants.

Par exemple, ce matin dans Libération, on lit que les communications téléphoniques de centaines de personnes étaient illégalement surveillées depuis 1997.  «Carlo de Benedetti, Calisto Tanzi, Diego Della Valle, la famille Benetton...  Presque tout le gotha économique italien était sous contrôle, ainsi que quelques politiciens, des journalistes et des sportifs.  Au bout de deux ans d'enquête, le parquet de Milan a ordonné, mercredi, l'arrestation de 21 personnes, dont plusieurs anciens dirigeants de Telecom Italia.  “A l'ombre” du principal groupe de télécommunication du pays, “a vu le jour une centrale d'espionnage sans précédent dans l'histoire de notre pays”, s'inquiétait hier le directeur du quotidien La Republica , Ezio Mauro, dans un éditorial titré “Attentat contre la démocratie”» écrit le journaliste Eric Jozsef.  (Voir Une «centrale d'espionnage» à l'ombre de Telecom Italia, Libération, 22 septembre 2006.)

Le but de cette gigantesque opération de surveillance est encore obscur, la finalité des opérations échappe pour le moment aux magistrats, tout comme l’identité du ou des commanditaires, mais c’est sans contredit une affaire d’une ampleur considérable.

Là où l’article a sonné une cloche pour moi c’est le passage suivant : «Pour rendre le scandale encore plus sulfureux, un responsable de Telecom Italia Mobile, Adamo Bove, a été retrouvé mort le 21 juillet.  Après avoir collaboré avec la justice, il se serait suicidé en se jetant d'un viaduc dans la banlieue de Naples.» En effet, j’avais suivi cette affaire cet été.

Le 21 juillet 2006, peu avant midi, le chef de la sécurité à Telecom Italia Adamo Bove dit à son épouse qu’il a des courses à faire et quitte leur appartement de Naples.  Quelques heures plus tard, la police retrouve sa voiture sur une bretelle d’autoroute, et le corps de Bove 30 mètres plus bas sur le pavé.

Bove était un expert des réseaux téléphoniques.  À la demande de procureurs du ministère public de Milan, il avait eu recours aux données sur les communications de téléphones mobiles pour retracer les membres d’une équipe de la CIA et du SISMI (la CIA italienne) qui avaient enlevé en février 2003 l’écclésiastique Abu Omar et l’avaient emmené au Caire où il a été torturé.  On soupçonnait Omar de recruter des islamistes.

Au début, la presse italienne affirme que c’est un suicide et cite des «sources anonymes» pour soutenir que l’homme de 42 ans était très déprimé et inquiet car son inculpation par le ministère public de Milan était imminent.  Ce dernier a remis les horloges à l’heure : Bove n’était pas ciblé, il était sa principale source d’information et contribuait à l’enquête sur ses patrons à la Telecom Italia qui avaient installé un logiciel espion dans le réseau.  Autre fait : on n’a jamais retrouvé de lettre de suicide. 

En août dernier, les journalistes Paolo Pontoniere et Jeffrey Klein rappellent le cas Bove et un cas semblable, celui de Costas Tsalikidis, un ingénieur en logiciel de 38 ans travaillant pour le compte de Vodaphone Grèce.  En mars 2005, Tsalikidis découvre un logiciel espion très perfectionné installé dans le réseau de téléphonie mobile de Vodaphone. 

Les cibles sont multiples : le premier ministre grec et des membres de son cabinet, le téléphone mobile de la voiture du chef des services secrets grecs, ceux de militants des droits, du leader de la coalition grecque anti-guerre, des journalistes, des hommes d’affaires arabes opérant depuis Athènes.  D’après ce que Tsalikidis peut conclure, cette opération de surveillance aurait commencé deux mois avant le début des jeux olympiques de 2004 qui se tenaient en Grèce.  (Voir Two Strange Deaths in European Wiretapping Scandal, AlterNet, 19 août 2006).

Mais le 9 mars 2005, la mère de Tsalikidis le retrouve pendu dans son appartement.  Selon sa famille et ses proches il était très motivé par son travail et allait dans peu de temps épouser sa copine de longue date.  Malgré des constats troublants sur la scène du suicide, les autorités ont déclaré qu’il s’agissait d’un suicide.  Autre fait : on n’a jamais retrouvé de lettre de suicide. 

Le lendemain, le premier dirigeant de Vodaphone Grèce a informé le premier ministre que des inconnus avaient illégalement espionné les communications de hauts responsables du gouvernement.  Mais avant de divulguer cette information, le responsable de Vodaphone a fait détruire le logiciel espion, privant ainsi les enquêteurs d’indices précieux.

Pontoniere et Klein qui ont étudié ces deux cas tirent des conclusions et font des rapprochements.

Au terme d’une enquête officielle de 11 mois sur le cas de Vodaphone Grèce, on a conclu que le logiciel espion transmettait les conversations en temps réel vers quatre antennes situées à proximité de l’ambassade des États-Unis à Athènes, et que certaines de ces transmissions étaient acheminées vers un numéro de téléphone à Laurel (Maryland), près du siège de la National Security Agency.

D’après le journal grec Ta Nea, le dirigeant de Vodaphone avait informé en privé le premier ministre grec que les responsables de l’écoute illégale étaient des «agents des États-Unis», mais craignant des remous intérieurs et un affrontement diplomatique avec les États-Unis, le premier ministre avait demandé au patron de Vodaphone de ne pas divulguer cette information.

Enfin, les logiciels espions utilisés en Italie et en Grèce étaient très perfectionnés.  Leur création avait dû nécessiter des ingénieurs de haut niveau, des laboratoires coûteux, et aussi un espace de test pour le mettre à l’essai sur un réseau national.  De plus, une fois installés dans un réseau téléphonique, les logiciels pouvaient intégrer les plate-formes de manière à avoir accès aux téléphones mobiles, aux connexions fixes et aux connexions Internet commutées ou DSL.

Reste à voir si les révélations d’aujourd’hui sur Telecom Italia et les interrogatoires des principaux inculpés serviront à faire la lumière sur ces cas.
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