17.10.04

Présumées décapitations en Haïti

On peut fixer au 30 septembre dernier, anniversaire du coup d’État de 1991 qui avait renversé une première fois le président élu Jean-Bertrand Aristide, le début de la récente vague de violence en Haïti. C’est aussi le début des rumeurs concernant les décapitations de policiers présumément perpétrées par des partisans d’Aristide et dont la presse fait depuis grand état.

Le 6 octobre, la journaliste Amy Bracken de l’Associated Press écrit : «Des membres de la force de maintien de la paix des Nations Unies et de la police haïtienne ont investi un bidonville de la capitale pour tenter de mettre fin à une campagne d’éléments loyaux au président déchu Jean-Bertrand Aristide qui ont procédé à un certain nombre de décapitations à l’instar des insurgés irakiens. [...] Trois policiers haïtiens ont été décapités la semaine dernière quand des partisans d’Aristide ont lancé l’opération appelée “Opération Bagdad”.»

Le 9 octobre, Mary O’Grady du Wall Street Journal écrit : «Cette brutalité opportuniste inclut la décapitation de trois policiers haïtiens. Les journalistes haïtiens nomment cette attaque “Opération Bagdad”.»

Des sources locales offrent une analyse pertinente des rumeurs de décapitation que nous nous permettons de reprendre ici.

«La manifestation du 30 septembre organisée par des militants pro-Aristide marque le point tournant des récentes violences politiques. Lorsque la Police nationale haïtienne (PNH) a fait feu sur des manifestants pacifiques sans armes, plusieurs rumeurs ont commencé à circuler sur les ondes des stations de radio de droite. [Ndlr. On parle ici entre autres de Radio Vision 2000, propriété de la famille Boulos proche du mouvement des “184". Voir l’article de Kevin Pina sur les médias haïtiens.] Des sources “dignes de foi” affirment que des “hommes armés masqués ont désarmé des policiers haïtiens, ont fait feu sur eux, et se sont emparés de leur véhicule qu’ils ont conduit jusqu’au quartier Bel-Air où ils l’ont incendié”. Toujours le 30 septembre, le ministre de la Justice Bernard Gousse déclare que “des manifestants ont fait feu et tué trois policiers et on croit qu’ils en ont enlevé un quatrième.” Aucune mention de “décapitation”.

On pourrait présumer que si Bernard Gousse, un fervent anti-lavalassien, n’était pas en possession des corps des policiers, ou même que s’ils avaient été décapités, il aurait fourni ces détails le 30 septembre. Le 1er octobre au matin, des nouvelles non confirmées font état de la découverte des corps décapités de trois policiers dans un autre quartier, La Saline. Très rapidement, on apprend que trois policiers ont été tués dans un échange de tirs avec des “bandits” (lire ici “trafiquants de drogue”) le matin du 30 septembre, avant même que ne se mette en branle la manifestation à l’autre bout de la ville.

C’est alors que la journaliste de l’Associated Press (AP) Amy Bracken lance la rumeur incroyable des policiers décapités qui sert à construire le mythe de l’Opération Bagdad. Utilisant des sources au parti-pris affiché, les journalistes de l’AP fournissent au gouvernement d’occupation toutes les justifications voulues pour assiéger les quartiers pauvres qui constituent des enclaves du mouvement pro-Aristide (Lavalas).»

L’élément clé dans la déconstruction du mythe de l’Opération Bagdad vient du Haiti Information Project d’après qui : «les autorités gouvernementales n’ont pas publié le nom des policiers décapités. Le gouvernement a systématiquement refusé les demandes de journalistes indépendants et de groupes de droits de la personne d’examiner les corps.»

Aucune vérification indépendante n’a donc été faite sur les allégations de décapitation.

Ce qui équivaut à une campagne de désinformation bien montée (recours au mot «terroriste» et déclinaison de «Bagdad» dans le discours) qui sert les intérêts du gouvernement intérimaire et de ceux qui, à Washington, Paris et Ottawa le soutiennent.

Par exemple, dans le dossier de la levée de l’embargo sur la fourniture d’armes à Haïti, l’AFP rapportait le 15 octobre : «Depuis le 30 septembre, des partisans armés du président déchu Jean Bertrand Aristide ont multiplié les actes de violence à Port-au-Prince dans le cadre d'une opération baptisée “Opération Bagdad”, faisant une trentaine de morts en 15 jours. [...] La levée de l'embargo sur les armes avait été également demandée ces derniers jours par le patronat haïtien qui a réclamé la “livraison immédiate” à l'État d'équipements, d'armes et de munitions, afin que “la force du droit puisse primer sur le diktat des terroristes”.»

D’autre part, la campagne sert à maintenir la pression sur Jean-Bertrand Aristide et à le rendre responsable des violences qui ont cours en Haïti. Le 14 octobre, Aristide déclarait au quotidien Le Monde : «"les responsables du coup d'Etat du 29 février sont la France et les Etats-Unis". "Ce qui se passe actuellement chez nous, le massacre d'innocents à longueur de journée, la répression aveugle, la violence, le sang, tout cela ne fait que confirmer mes premières déclarations", affirme-t-il, allant jusqu'à parler d'un "génocide". Sa conviction est inébranlable : depuis 200 ans, depuis l'indépendance, la France s'acharne à déstabiliser Haïti. Les anciens colons "ont organisé 53 coups d'Etat". Le but : "Empêcher qu'un pays de nègres soit une référence de liberté." Pour lui, il s'agit de "pur racisme". Les États-Unis et la France se sont alliés, et des millions de dollars ont été dépensés pour armer "des bandits, des vendeurs de drogue qui, aujourd'hui encore, sèment la terreur dans les rues de Port-au-Prince", assure-t-il.»

Réponse du porte-parole du Quai d'Orsay à une question du point de presse. Avez-vous une réaction aux propos tenus par l'ancien président Aristide parus hier dans un grand journal du soir? «Nous notons que l'ancien président semble, par ses propos, encourager le climat de violence qui règne actuellement à Haïti.»
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