23.12.04

Symbiose journalistes/blogueurs

Le grand débat journalisme/blogues vient de s’enrichir d’une contribution de taille avec la publication de deux articles de Steve Outing, un des chefs de la rédaction du Poynter Institute for Media Studies, et chroniqueur régulier du Editor and Publisher Online, publication spécialisée en journalisme. Dans un premier texte (20 décembre), Outing explore ce que les journalistes peuvent apprendre des blogueurs, et il se penche ensuite (22 décembre) sur la réciproque, c’est-à-dire ce que les blogueurs peuvent apprendre des journalistes.

Outing met la table en commençant par déplorer l’animosité qui règne dans certains cercles entre blogueurs et journalistes. On sait que certains blogueurs reprochent aux journalistes d’être peu sensibles aux changements technologiques que vivent leur lectorat, de ne pas s’y adapter, et de se complaire dans des schèmes (tant théoriques que pratiques) de diffusion qui sont dépassés. Un certain nombre de journalistes ont toujours affiché un mépris pour ce qui venait d’Internet, le phénomène blogue étant le plus récent exemple, sentent leurs assises menacées, et n’hésitent pas à dénoncer ce qu’ils appellent «l’amateurisme» des blogueurs à qui ils prêtent toutes sortes d’intentions. Caricature, certes, mais elle sert à illustrer le conflit.

Pour Outing, journalistes et blogueurs ne seront jamais jumeaux, mais s’ils ne peuvent prétendre à la fraternité, ils pourraient peut-être vivre en bon cousinage.

Outing cite Jeff Jarvis (BuzzMachine) qui reprend le thème de l’information/conversation. «La nouvelle ne s’éteint pas lorsqu’elle est publiée, c’est au contraire à ce moment qu’elle prend vie quand le public peut poser des questions, corriger l’information, ajouter une perspective. Cela va nécessairement améliorer l’information et modifier nos rapports avec nos lecteurs» dit Jarvis, ajoutant «Nous possédons les presses depuis des siècles, et maintenant avec les blogues le public possède ses presses. Il parle, et c’est à notre tour d’écouter et d’amorcer la conversation.»

Journalisme de proximité, journalisme de personnalité? Il est manifeste, comme Outing le soulève, que les blogues révèlent beaucoup de la personnalité et des idées de leurs auteurs. Dans la presse traditionnelle, hormis les chroniqueurs ou columnists, les journalistes ne manifestent pas d’opinion. Perdraient-ils à le faire? Quand le netmag Slate, le 26 octobre, a annoncé que 45 de ses 49 collaborateurs à temps plein et pigistes entendaient voter pour John Kerry, la presse traditionnelle (qui selon la tradition anglo-saxonne publie des éditoriaux sans signature) s’est sentie ébranlée.

Là où les blogueurs détiennent un avantage certain, c’est dans la possibilité de corriger leurs erreurs. Les blogueurs ont l’erratum facile, la technologie s’y prête bien, et la fonction commentaire, voire courriel, les rapproche de leur lectorat. Dans les médias traditionnels, on connaît la situation, les correctifs sont souvent relégués aux pages intérieures.

Outing ne suggère pas que les journalistes traditionnels se clonent en blogueurs, mais qu’ils s’inspirent de certaines pratiques en vigueur sur les blogues. Et l’inverse vaut aussi.

Dans son second texte, Outing soumet qu’une des principales différences entre blogues et journalisme est l’absence d’un chef de la rédaction. Si elle est appréciée à cause de la liberté qu’elle confère au blogueur, cette absence d’encadrement nuit parfois au produit : vérification des faits, coquilles, erreurs grammaticales. Mais aussi vulnérabilité aux poursuites de toutes sortes : «Avec un si grand nombre de blogueurs qui n’ont aucune formation en pratique journalistique, en éthique, et en droit des médias, la responsabilité juridique devient un facteur dont il faut tenir compte» dit-il.

Les blogueurs font peu de «terrain», produisent peu de contenu de nouvelle qui soit original, et c’est un des reproches que leur adressent les médias traditionnels. Outing perçoit un changement, davantage de blogueurs commencent à s’engager dans la voie du reportage, mais peu jouissent d’un statut professionnel leur permettant un accès aux «sources». Outing y va d’une foule d’autres conseils aux blogueurs pour améliorer la qualité de leur médium.

Deux textes forts intéressants, donc, sans prêchi-prêcha dans le débat entre journalistes et blogueurs.

Hors des concepts de journalisme participatif, de journalisme de proximité, de principes et d’éthique, de technologie et d’électrons recyclés, on termine la lecture des articles de Outing sur une constatation, sinon un rappel : le présent débat porte essentiellement sur une question de partage de pouvoirs, de partage du «quatrième pouvoir».

Comme l’écrit Ignacio Ramonet (Monde diplomatique, octobre 2003), «Contre les abus des pouvoirs, la presse et les médias ont été, pendant de longues décennies, dans le cadre démocratique, un recours des citoyens. En effet, les trois pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif et judiciaire) peuvent faillir, se méprendre et commettre des erreurs.[...] Ce “quatrième pouvoir” était en définitive, grâce au sens civique des médias et au courage de journalistes audacieux, celui dont disposaient les citoyens pour critiquer, repousser, contrecarrer, démocratiquement, des décisions illégales pouvant être iniques, injustes, et même criminelles, contre des personnes innocentes. C’était, on l’a souvent dit, la voix des sans-voix. [...] Depuis une quinzaine d’années, à mesure que s’accélérait la mondialisation libérale, ce “quatrième pouvoir” a été vidé de son sens, il a perdu peu à peu sa fonction essentielle de contre-pouvoir.»

Cette apparente abdication du quatrième pouvoir serait-elle, en quelque sorte, à l’origine du mouvement de journalisme participatif, dont un des moteurs est la formule blogue, qu’on voit se profiler? Le quatrième pouvoir est-il à partager, peut-il être réapproprié, ou faut-il d’ores et déjà, comme Ramonet le suggère, parler de «cinquième pouvoir»?
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