26.1.05

L’inflation des blogues

Je constate dans certains cercles une tendance assez déconcertante depuis un certain temps, soit celle de l’inflation verbale et médiatique autour de tout ce qui a trait aux blogues. Je n’ai rien contre les blogues, on l’aura compris depuis longtemps. J’ai été un des premiers chroniqueurs à parler du phénomène il y a plus de quatre ans (Chroniques de Cybérie, 17 octobre 2000), et j’en remercie encore la bonne amie qui m’avait mis sur la piste. Mais j’ai l’impression que récemment on fait fausse route en donnant dans l’inflation et dans la surenchère concernant le phénomène.

On se rappellera que les blogues ont vraiment «décollé» avec le 11 septembre 2001, puis avec les warblogs quand George W. a lancé sa campagne d’Afghanistan. Le phénomène s’est ensuite amplifié avec l’invasion de l’Irak, puis avec la présidentielle de l’an dernier aux États-Unis. Parallèlement, les outils et les plate-formes se sont multipliés, et les blogues aussi. Ils occupent une place grandissante dans l’économie de l’attention, menacent d’érosion le public acquis des médias traditionnels (MT), et portent même le germe d’un changement dans les pratiques journalistiques. Là où on tombe dans l’inflation, c’est quand on prête aux blogues plus de vertus qu’ils ne méritent.

Prenons le cas de la révolution orange en Ukraine. S’il était intéressant de voir des Ukrainiens commenter la saga électorale, le petit nombre de blogues qui était accessibles en anglais et en français ne permettaient pas de contre vérification de l’information diffusée en raison de la barrière linguistique. Comme le soulignait à juste titre John Rosenthal du Transatlantic Intelligencer, la plupart des blogues non-ukrainiens ont été à la remorque des MT dans ce dossier, et ont peu contribué à diffuser un portrait juste de la situation. On est resté avec l’image du bon pro-occidental et du méchant pro-soviétique, sans donner dans la nuance.

On peut porter un constat tout aussi triste sur la crise humanitaire provoquée par les tsunamis. Steve Outing du Poynter Institute écrivait le 6 janvier : «Le séisme et les tsunamis en Asie du Sud, et leurs conséquences, représentent un point tournant pour le journalisme participatif. Ce que le 11 septembre 2001 a fait pour déclencher le phénomène des blogues et leur créer une renommée, les tsunamis de décembre 2004 l’a fait pour élargir le concept du journalisme citoyen dont les blogues sont partie prenante.» Outing étaye sa cause en mentionnant le grand nombre de photos et de vidéos (principalement de touristes et d’étrangers) qui se sont retrouvés en ligne et qui constitueront pour les historiens une masse inestimable de documents originaux sur la tragédie.

Dans un cas comme dans l’autre, les blogues (sauf celui de Rosenthal, russophone) ne m’ont rien apporté de plus que ce que les MT avaient à m’offrir. D’une part, à cause de la polarisation accentuée de la crise ukrainienne, d’autre part parce que les grandes chaînes de télévision ont toutes reprises les vidéos amateurs des tsunamis.

C’est maintenant au secteur des affaires de vanter les vertus des blogues. Lors du récent Blog Business Summit, on a parlé de blogues en temps de crise pour les grandes entreprises. Rapidité et souplesse d’intervention, possibilité de donner un «visage humain» à une entreprise, rétroaction immédiate de la part des consommateurs, méthodes pour fédérer les blogues de manière à contrer l’image négative... on n’a rien épargné pour persuader les dirigeants d’entreprise qu’ils devaient investir l’espace des blogues.

Tendance annoncée. Airbus dévoile son A-380? Boeing riposte par l’entremise de son p.d.-g. Randy Baseler et lance un blogue. Le fabricant automobile General Motors (merci Thom!) en a assez de la couverture peu élogieuse de la presse spécialisée? La haute direction lance un blogue, Fastlane, et se sent même tenue de publier son code d’éthique en matière de blogues.

Ukraine, tsunamis, Airbus/Boeing, Ford... et l’esprit blogue dans tout ça?

Ce qui est regrettable dans ce type d’inflation, c’est qu’on présente les blogues comme une panacée à tous les maux dont peut souffrir la communication alors qu’il n’en est rien. Et on risque, à force de surenchère, de créer des attentes auxquelles il sera impensable de répondre.

Tentons donc de replacer le débat sur l’avenir des blogues dans une perspective plus réaliste, et de comprendre que les blogues ne seront qu’un instrument parmi tant d’autres dans un nouvel ordre communicationnel.

Mise à jour : 27 janvier

Jack Shafer, dans Slate, reprend pour l’ensemble mes propos. «Dans l’empressement qu’on manifeste à définir une nouvelle technologie et à vanter ses mérites, la tendance humaine à la surenchère s’installe. [...] Les blogues d’actualité, de politique, de sports, de collectivités, de jardinage, de technologie, de magasinage, de radio, de vidéo, et les blogues sur les blogues ont tous un énorme potentiel. Mais nous devons à cette technologie prodigieuse de ne pas trop lui en demander trop vite.»
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