18.2.06

Haïti : La suite des choses et la dette bolivarienne

Période fertile en rebondissements de toutes sortes en Haïti : une élection jugée valide par les observateurs internationaux (malgré certaines difficultés), un décompte des voix interminable, des preuves d’irrégularités, des négociations intenses pour trouver une issue, et finalement un compromis qui a permis de dégager un élu à la présidence. Pour les détails, voir les références de médias haïtiens.

Un étrange commentaire dans Le Devoir sous le clavier de Serge Truffaut (Victoire bancale) qui écrit : «Et maintenant, le vaudeville. Comment Préval a-t-il été déclaré vainqueur? Si on se fie aux propos de certains responsables de cette élection, il a été décidé de ne pas calculer les 80 000 bulletins blancs. D'autres assurent qu'ils ont été répartis entre les diverses formations en considérant leur pourcentage enregistré lors du scrutin. Enfin, il semblerait qu'une proportion de ces bulletins ait été comptabilisée et que le reste ait été rejeté. Comprenne qui pourra.[...] Au terme de cette élection, on a le sentiment très désagréable qu'elle a en partie été une mascarade. Chose certaine, la crédibilité de cet exercice démocratique a été passablement altérée par l'usage du forceps par des gens qui tenaient à précipiter le tout.»

Soulignons à M. Truffaut la déclaration lue par le président du Conseil électoral provisoire, M. Max Mathurin, et relayée par l’agence HPN : «Le Conseil électoral provisoire considérant que le décret électoral de 2005 dispose que les votes blancs sont des votes valides [Ndb. Article 185], a décidé de répartir les votes au prorata des votes exprimés en faveur des candidats dans la compilation des résultats des élections du 7 février 2006. En conséquence, compte tenu du fait que les procès-verbaux restants ne pourra pas influencer les résultats définitifs, Monsieur René Garcia Préval est crédité de 51,15 % des voix sur 96 % des procès verbaux traités est déclaré vainqueur à l'élection présidentielle du 7 février 2006.»

Pour ce qui est de «l'usage du forceps par des gens qui tenaient à précipiter le tout», le New York Times (A Deal Is Reached to Name a Victor in Haiti's Election) précise que les négociations menant à la solution que l’on connaît ont débuté lundi, 13 février, entre les dirigeants politiques du parti de René Préval, des membres du gouvernement intérimaire, du Conseil électoral, de la force de «stabilisation» des Nations Unies, de l’Organisation des États Américains, et des ambassadeurs du Chili, du Brésil, des États-Unis, de la France et du Canada.

Or, ces trois derniers pays sont justement ceux qui ont tout précipité en premier lieu. Comme l’écrit Vincent Larouche dans Montréal Campus (Au Nord comme au Sud, une ingérence inacceptable), «Le journaliste Michel Vastel a révélé dans les pages de la revue l'Actualité les détails d'une rencontre secrète sur Haïti, tenue aux abords du lac Meech, en janvier 2003. Réunis à l'initiative du député libéral Denis Paradis (qui était alors secrétaire d'État du Canada pour l'Amérique latine, l'Afrique et la Francophonie), de hauts responsables français, canadiens, états-uniens ont fait le vœux de renverser le gouvernement élu de Jean-Bertrand Aristide, sans même attendre les prochaines élections haïtiennes. Les Haïtiens n'étaient pas invités à cette réunion. On y discutait du sort d'une nation sans en inviter les représentants légitimes. L'année suivante, lors du coup d'État, quand le président Aristide a été "escorté" hors du pays par des soldats américains, ce sont des militaires canadiens qui protégeaient l'aéroport de Port-au-Prince.» Voir aussi Le Canada en Haïti de Anthony Fenton et Le rôle du Canada en Haïti sur le blogue de l’émission radiophonique Les rejetons de Gérard Lambert (CISM).

Cela dit, revenons à René Garcia Préval, 63 ans, agronome de formation qui a étudié au collège de Gembloux en Belgique. Forcé de quitter Haïti en 1963 sous la dictature de Duvalier père, il revient au pays en 1975 sous Duvalier fils. Après le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, il s’investit dans le mouvement politique de Jean-Bertrand Aristide La fanmi selavi, ainsi que dans d’autres mouvements comme le Comité Fred Coriolan.

Il a été pour une courte période ministre de l’Intérieur et de la Défense et premier ministre au cours du premier mandat de Jean-Bertand Aristide qui était renversé par un coup d’État militaire en septembre 1991. Il a été lui-même élu président avec près de 90 % du vote en 1995. Après avoir quitté la vie politique en 2001 lors de la seconde élection de Jean-Bertrand Aristide, il a mené une vie discrète jusqu’à la plus récente campagne électorale.

Le mandat de Préval comme président a été marqué entre autres par de nombreuses réformes économiques imposées par les institutions internationales, notamment la privatisation de sociétés d’État. Toutefois, on avait noté une diminution du chômage (bien qu’encore à des niveaux astronomiques), une tendance qui devait se maintenir jusqu’au départ forcé de Jean-Bertrand Aristide en 2004.

Malgré son élection, il reste encore bien des inconnues, dont les résultats des élections législatives qui se tenaient aussi le 7 février dernier et qui détermineront la composition du parlement avec lequel il devra travailler. Tant pour les députés que pour les sénateurs, le décret électoral (articles 75 et 83) dispose que «Si la majorité absolue n’est pas obtenue au premier tour par un ou plusieurs candidats, il est procédé, selon le cas, à un second tour.» Théoriquement, s’il y a second tour, la date retenue serait celle du 19 mars. Mais la tenue d’un autre scrutin à cette date est incertaine pour nombre de raisons (voir HPN).

Puis, il y a la question de la passation des pouvoirs du président intérimaire Boniface Alexandre au président désigné. On évoque la date du 29 mars, mais aucune confirmation n’a été émise. Entre temps, Préval a choisi d’attendre à mercredi prochain (22 février) pour tenir sa première conférence de presse. D’ici là, on pourrait être fixé tant sur un second tour que sur une date de prestation de serment d’office.

Quelles que soient le orientation politiques, on s’entend pour dire que la tâche sera lourde car tout est à faire en Haïti. Il faudra du temps, «plus que cinq ans» (durée de son mandat) selon Préval. Il faudra aussi des moyens, et des alliés.

Préval pourra-t-il compter vraiment sur les trois pays interventionnistes qui ont plongé Haïti dans la situation actuelle en renversant un président démocratiquement élu? On dit Préval intelligent, il se devra d’être prudent. Ajoutons à ce devoir de prudence que sur le plan intérieur, certains des candidats défaits lors du scrutin du 7 février sont de ceux-là mêmes, ou appartiennent à des groupes, qui ont participé au renversement d’Aristide il y a deux ans.

Un des atouts de Préval est certainement le portrait politique de l’Amérique latine qui a beaucoup changé depuis deux ans avec l’élection de gouvernements populistes qui seraient enclins à aider Haïti dans un modèle de coopération «sud-sud».

À cet égard, le cas de Cuba dans le secteur de la santé est éloquent comme l’explique un dossier de l’agence Syfia : «Depuis la signature d’un accord tripartite entre Haïti, Cuba et l’Organisation mondiale de la santé en 1998, on estime à plus de 86 000 le nombre de vies humaines sauvées par les travailleurs cubains de la santé dans ce pays où l’espérance de vie à la naissance n’est que de 53 ans. Haïti ne compte en effet que huit médecins pour 100 000 habitants, contre 290 à Cuba et 216 en République dominicaine voisine (331 en France). En six ans, nos médecins ont effectué plus de 6 millions de consultations médicales et 60 000 interventions chirurgicales, sans parler de 150 000 accouchements", précise Rolando Gomez Gonzales, chef de la diplomatie cubaine en Haïti.[...] Les résultats sont probants. Dans certaines régions, la mortalité des enfants de moins d’un an est passée de 80 à 28 pour mille et de 159 à 39 pour mille chez ceux de moins de 5 ans. Le taux de mortalité maternelle, lui, a été réduit de moitié, passant de 523 à 259 pour 100 000 accouchées.» En outre, l'École latino-américaine de Médecine (ELAM) à Cuba a formé quelques centaines d’Haïtiens.

Ce qui n’aura rien pour plaire à Washington est le rapprochement annoncé entre Haïti et le Venezuela. Hugo Chávez aurait déjà eu un entretien téléphonique avec René Préval : «Dans un communiqué de presse la présidence du Venezuela a qualifié la conversation téléphonique entre M. Chávez et M. Préval de "dialogue sincère empreinte de cordialité". Selon le communiqué René Préval a affirmé vouloir effectuer prochainement une visite à Caracas alors que Hugo Chávez a annoncé la création d'une commission pour étudier l'entrée d'Haïti au sein de Pétrocaribe, l'organisation qui vend des produits pétroliers à des tarifs préférentiels.» (Source : Radio Métropole, Port-au-Prince).

On apprend également que Hugo Chávez a manifesté son intention de visiter la ville de Jacmel le 12 mars prochain pour fêter le 200e anniversaire de l'arrivée du précusseur de l'indépendance vénézuélienne, Francisco de Miranda, dans cette ville. Et c’est là que prend toute la dimension de ce que l’on pourrait appeler la «dette Bolívarienne».

Le 12 mars 1806, Francisco de Miranda, précurseur de l’indépendance vénézuélienne crée à Jacmel le drapeau de son pays en surmontant du jaune de l’Espagne les bandes horizontales bleue et rouge du drapeau haïtiens. Miranda échouera dans sa tentative de déloger les Espagnols d’Amérique latine, mais Simón Bolívar prendra la relève.

En 1816, Jacmel accueille Bolívar qui en repartira chargé d’armes et de munitions fournies par le président haïtien de l’époque Alexandre Pétion. En plus des armes et des munitions, Pétion accorde à Bolívar le droit de recruter des volontaires Haïtiens pour se joindre à ses troupes. La seule condition de Pétion est que Bolívar libère les esclaves de tous les pays qu’il libérera de la domination espagnole. Bolívar devra battre en retraite mais tentera de nouveau en 1817 un débarquement qui mènera à la défaite, en 1819, de l’armée impériale espagnole en Colombie et à l’indépendance de plusieurs autres nations.

Cette contribution d’Haïti à la libération de l’Amérique du Sud est largement occultée dans les analyses géopolitiques, mais elle est bien présente à l’esprit des historiens sud-américains et aussi à celui des écoliers du continent à qui on apprend qu’ils sont en partie redevables à Haïti pour son soutien au Libertador Bolívar.

L’heure du remboursement aurait-elle sonnée? C’est à souhaiter pour Haïti qui trouverait davantage son compte dans la coopération «sud-sud» que dans le modèle traditionnel qui sous des couverts humanitaires s’assortit trop souvent d’interventionnisme.
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