6.9.06

Les rapports du Senlis Council

Le rapport du Senlis Council rendu public hier intitulé Afghanistan Five Years Later: The Return of the Taliban (L’Afghanistan cinq ans après : Le retour des Talibans) a largement été traité dans la presse canadienne car il arrive au moment où il y a débat politique sur notre présence militaire dans ce pays.  Michel C.  Auger fait un bon résumé des positions des différents partis dans son billet Ballon afghan et épouvantail américain.

Selon les analystes du Senlis, l’insécurité est de retour en Afghanistan et la population perçoit de plus en plus la présence des forces militaires étrangères comme une intrusion dans un conflit local.  Ils rappellent qu’il y a deux opérations militaires en cours en Afghanistan, soit l’opération Enduring Freedom menée par les forces étasuniennes dans le cadre de sa guerre au terrorisme, puis la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) autorisée par l’ONU et dirigée par l’OTAN, opération à laquelle les Forces canadiennes participent.

Un des problèmes soulignés dans ce rapport est que les dépenses en aide à la reconstruction (7,3 milliards de dollars) sont le neuvième des dépenses militaires (82,5 milliards).  La pauvreté extrême s’est installée quand les étasuniens et les britanniques ont amorcé une campagne d’éradication du pavot dont la culture représentait la survie de millions de petits cultivateurs afghans aux prises avec une dégradation écologique importante.

La question de l’opium est centrale dans la situation qui prévaut en Afghanistan.  Pierre-Arnaud Chouvy, géographe CNRS, écrivait en 2003 : «Dans un pays au relief tourmenté et aux rudes conditions climatiques, aggravées depuis quelques années par une longue sécheresse, la production commerciale de pavot à opium est, pour de nombreux paysans de toute une frange est de l’Afghanistan, un des seuls moyens de subsistance disponibles.  Les superficies irriguées ont en effet diminué de moitié depuis 1978, lorsque le pays était en passe d’atteindre à une autosuffisance alimentaire.  Les surfaces arables, elles, ont décliné de 37 % entre le début et la fin des années 1990.»

Le Senlis a déjà suggéré une approche nouvelle en ce qui a trait à l’opium en Afghanistan, une approche basée sur le modèle turc des années soixante en vertu duquel la production du pavot était permise, mais encadrée par l’État qui en tirait des bénéfices en écoulant cette production auprès des fabricants de produits pharmaceutiques et qui réinjectait ces sommes dans le développement social (voir Opium Licensing for the Production of Essential Medicines: Securing a Sustainable Future for Afghanistan et Political history of the poppy licensing in Turkey).

Constatant l’échec des opérations militaires, le peu de souci du développement durable du pays par les forces étrangères, et dans ce contexte la remontée en faveur des Talibans dans la population, le Senlis conclut qu’il faut systématiquement et très rapidement changer l’approche à la reconstruction du pays.

Toutefois, ce rapport publié hier a été précédé le 23 juin 2006 d’une autre analyse du Senlis qui portait cette fois sur le rôle du Canada en Afghanistan (voir Canada in Kandahar: No Peace to Keep - A Case Study of the Military Coalitions in Southern Afghanistan) et dont la presse (en cette période estivale) a peu fait état.

Les auteurs de ce rapport estiment que le Canada et la communauté internationale continuent d’adhérer à la politique boiteuse des États-Unis en ce qui concerne le sud de l’Afghanistan, ce qui compromet la réussite des opérations militaires dans la région de même que les objectifs de stabilisation, de reconstruction et de développement.

Selon eux, les Forces canadiennes doivent faire face à trois crises étroitement liées : pauvreté, opium et sécurité.

Pauvreté.  Après cinq ans de présence internationale et l’élection d’un gouvernement, très peu a été fait pour soulager la pauvreté extrême de la majorité de la population de la province de Kandahar.  Comme on ne répond pas aux besoins essentiels de la population, cette dernière remet son appui aux Talibans et autres instances locales.

Opium.  L’éradication forcée des récoltes de pavot a considérablement contribué à l’accélération de la détérioration de la sécurité et de l’augmentation de la pauvreté au Kandahar.  La politique d’éradication, bien qu’inefficace dans son ensemble, a eu pour conséquence l’escalade des jeux de pouvoirs locaux.  L’allégeance de la population, déçue de son gouvernement et des actions des gouvernements étrangers, va maintenant aux Talibans qui profitent de l’appui d’une population désabusée.

Sécurité.  La crise de sécurité qui touche la région a été provoquée par une présence militaire étrangère agressive, le flou entourant la mission et les objectifs militaires, et un manque de compréhension et de respect à l’égard des collectivités locales afghanes.  Des civils innocents ont été victimes d’interventions visant des insurgés dans la province de Kandahar sans que l’on daigne expliquer ce qui était arrivé.

Autre exemple de manque de sensibilité à la culture locale, la visite du premier ministre canadien Stephen Harper en mars 2006 aux troupes canadiennes basées à Kandahar.  Le fait que dès son arrivée il se soit dirigé vers la base canadienne, négligeant au préalable de rencontrer les responsables locaux comme les coutumes afghanes l’exigent, a été perçu comme une insulte à la fierté afghane.

On ne semble nullement avoir tiré des leçons de la présence militaire étasunienne dans la province de Kandahar.  Les politiques et les actions ont échoué, voire exacerbé les dynamiques (comme le soutien aux Talibans dans cette province) qui justifiaient la présence internationale dans cette région.

Historiquement, jamais une présence militaire étrangère n’a pu de manière durable s’assurer d’une emprise durable dans le sud de l’Afghanistan.  Les États-Unis n’y ont pas réussi après le 11 septembre 2001, et les auteurs du rapport prédisent que l’expérience des Forces canadiennes ne sera pas différente si elles continuent d’adhérer et d’appuyer les politiques étasuniennes dans la région.

La question politicienne serait donc de savoir si en restant en Afghanistan, mais en s’écartant de l’approche retenue jusqu’à présent, on pourrait mieux atteindre les objectifs initiaux, ou s’il existe une voie de sortie acceptable.
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