4.3.05

Écrire pour ne rien dire

Dans son édition du 3 mars, le quotidien montréalais La Presse publiait en page éditoriale un texte de François Cardinal intitulé «Bloguer pour ne rien dire» (les éditoriaux de La Presse ne figurent pas dans son site Web). Selon mon dictionnaire, un éditorial est un «article qui émane de la direction d'un journal, d'une revue et qui définit ou reflète une orientation générale (politique, littéraire, etc.)». Je ne connais pas François Cardinal, mis à part quelques articles que j’ai lus et qui traitaient des affaires municipales. La publication d’un de ses articles sur les blogues en page éditoriale signifie-t-elle que son opinion reflète l’orientation de La Presse sur le sujet? Je l’ignore.

Chose certaine, il n’y est pas allé de main morte pour descendre en flammes la mouvance blogue et tout ce qui s’y rattache. Il a évidemment droit à ses opinions, personne ne le contestera. Il devrait toutefois, à tout le moins, vérifier les faits qu’il soumet pour les appuyer.

Cardinal écrit : «Alors qu’on dénombrait une vingtaine de blogues au tournant du siècle, il en existe aujourd’hui plus de cinq millions.» Parlant de tournant du siècle, sans trop s’enfarger dans les dates, j’aimerais lui rappeler que dans une de mes chroniques publiée le 17 octobre 2000, j’écrivais «dans un bon moteur de recherche, le mot rapporte plus de 200 000 résultats».

Autre erreur de fait, il écrit : «On rétorquera que l’on doit aux blogueurs plusieurs coups fumants. Ce sont eux qui ont lancé l’affaire Lewinsky...». Pour l’histoire, précisons que l’affaire Lewinsky a été lancée par Matt Drudge en 1998, bien avant l’arrivée des blogues. Drudge ne saurait être considéré comme un blogueur, ni dans le fond, ni dans la forme. De plus, il n’a fait que révéler que le magazine Newsweek détenait des détails sur cette affaire, mais se refusait à les publier. Drudge ne s’est pas embarrassé de tels scrupules, et a publié les quelques faits dont il disposait, sans trop approfondir l’histoire. Une fois qu’il l’eut fait, le Washington Post et la chaîne ABC se sont intéressés à l’affaire qui circulait déjà dans les corridors des rédactions. Puis, l’ensemble des médias ont suivi. Voir à cet égard Competitive Instinct vs. Journalistic Principle de Gene Foreman.

Concernant l’information qui circule sur les blogues, il parle également «de rumeurs comme la présence d’un souffleur électronique dans le dos du président Bush lors d’un débat avec son rival.» Pour avoir suivi de près ce dossier, j’aimerais dire que la possibilité du recours à un souffleur électronique a été confirmée par un scientifique de la NASA spécialiste en imagerie numérique, et par un spécialiste en télécommunication qui a même précisé le modèle de souffleur électronique dont dispose la Maison-Blanche. De plus, si le New York Times qui a sabordé un article qui aurait pu changer l’issue de l’élection parce que, justement, il aurait pu changer l’issue de l’élection, avait confié la rédaction et la recherche de l’article à trois de ses journalistes scientifiques, on était loin d’une simple rumeur.

Pour en terminer avec les erreurs de faits, Cardinal paraphrase le directeur du Project for Excellence in Journalism selon qui «les blogues doivent être pris pour ce qu’ils sont : l’équivalent de la machine à café, c’est-à-dire l’endroit où les gens discutent de manière informelle de tout et de rien. Rien de plus.» Il convient ici de noter que le nom du directeur du PEJ est bien Tom Rosenstiel, et non Rosentiel comme l’écrit Cardinal. Et tant qu’à citer Rosenstiel, «Un journaliste tente de dire la vérité et de vérifier les faits...» (Boston Globe, 26 juillet 2004.

Cela dit, ce qui déçoit c’est l’attitude de Cardinal face aux blogues. Ceux qui croient en une véritable révolution sont «certains exaltés du Net». «Le contenu d’un blogue, lui, ne peut être défini tant il est hétéroclite. On peut y trouver des journaux intimes autant que des revues de presse, des chroniques d’humeur ou des recettes culinaires.» Et en quoi ceci serait-il un mal? Ne peut-on constater un hétéroclisme dans les journaux, périodiques et chaînes de télévision?

«Premier défi : trouver des sites d’intérêt. [...] Deuxième défi : trouver des blogues sérieux et crédibles.» Là, c’est vrai, ça devient un peu plus difficile. Mais de là à dire que c’est impossible... S’il est vrai que «le Google des blogues se fait toujours attendre» comme l’écrit Cardinal, l’attente ne devrait pas se faire trop longue, et on se rapproche de certaines solutions avec Turboscout dont j’avais le plaisir de traiter dans ces pages.

Autre affirmation : «Disons qu’on est loin du jour où les grands médias disparaîtront au profit de ces médias alternatifs.» Cette phrase intervient dans le texte de Cardinal après une référence à Dan Gillmor et son livre We the Media. Il est évident que Cardinal n’a pas lu Gillmor. Ce dernier n’affirme pas, pas plus que Jay Rosen, Steve Outing, Rebecca MacKinnon ou les autres communicateurs qui réfléchissent à l’avenir des médias que les médias traditionnels (MT) disparaîtront du paysage pour laisser place aux blogues. On parle de changement, de transformation, d’adaptation des MT. Faut-il rappeler que la radio n’a pas entraîné la disparition des journaux, la télévision celle de la radio ou du cinéma, etc., etc.

Décevant, cet article (ou éditorial). Si c’est là un exemple de la réflexion qu’un quotidien à fort tirage a à présenter au public, on ne s’étonnera pas qu’une partie de son lectorat aille chercher ailleurs ses balises pour comprendre ce qui est en train de se passer dans les médias.
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