23.10.04

L’isolement politique croissant de Gérard Latortue

Après les critiques adressées au gouvernement de Gérard Latortue par Marc Bazin du MIDH (voir l’entrée précédente), c’est au tour du porte-parole de la Convergence démocratique (anti-Aristide), Micha Gaillard, de vivement critiquer le gouvernement intérimaire pour avoir procédé à des remaniements au sein du cabinet ministériel sans consultation préalable. Il a déclaré à l’Agence haïtienne de presse (AHP) «qu'il est urgent pour la crédibilité du gouvernement d'y intégrer des représentants de secteurs ayant participé à la lutte contre le président Jean-Bertrand Aristide, dans le but de donner naissance à un leadership politique pouvant faciliter la réussite de la transition.»

Par ailleurs, toujours selon l’AHP, des habitants du quartier populaire Bel-Air affirment avoir eu une récente rencontre avec des émissaires du président intérimaire, Boniface Alexandre. On sait que ce quartier est souvent ciblé par les forces gouvernementales dans leur chasse aux présumés auteurs des récentes violences que l’on associe au mouvement Lavalas (pro-Aristide). Citons : «Dans des déclarations faites à plusieurs médias de Port-au-Prince, ces habitants ont indiqué que les émissaires de Boniface Alexandre leur auraient fait savoir que le président provisoire ne saurait absolument rien des poursuites lancées contre les partisans de Fanmi Lavalas. Ils en auraient imputé toute la responsabilité au premier ministre Gérard Latortue et au ministre de la justice, Bernard Gousse.»

La présidence reconnaît donc qu’il y a des actions menées contre les militants pro-Aristide, et en rejette la responsabilité sur la primature de Gérard Latortue et son ministre de la Justice.

Il convient aussi de noter l’éditorial de l’influent Miami Herald du 19 octobre qui réclame le retour des Marines en Haïti. «Il est douloureux d’entendre M. Latortue raconter comment il a plaidé auprès des autorités étasuniennes pour qu’elles laissent en place un petit contingent de Marines, et de les voir quand même quitter. Ce contingent faisait partie de l’effectif plus important dépêché en Haïti pour stabiliser la situation après le départ du président Jean-Bertrand Aristide le 29 février. Il est maintenant clair, comme il aurait dû l’être à ce moment, que le retrait des forces U.S. était prématuré, surtout si on tient compte du rôle joué par les États-Unis dans le départ prématuré de M. Aristide. Il est temps d’envoyer de nouveau des troupes U.S.»

Critique inattendue du MIDH, sévères reproches de la Convergence démocratique, désaveu de la présidence, éditorial avec le poids qu’on lui sait dans un grand quotidien de Floride, tout porte à constater l’isolement politique croissant de Gérard Latortue et à se demander combien de temps il demeurera en poste.
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22.10.04

L’inattendue prise de position de Marc L. Bazin

On apprenait le 21 octobre de l’AHP que Marc-Louis Bazin, chef du Mouvement pour l'Instauration de la Démocratie en Haïti (MIDH), avait adressé de sévères critiques au premier ministre intérimaire Gérard Latortue.

En 1982, Bazin (recommandé par le FMI) a brièvement occupé le poste de ministre des Finances sous Jean-Claude Duvalier avant de quitter le pays pour retourner à ses activités à la Banque mondiale. Après la chute de Duvalier en 1986, il rentre au pays et fonde le MIDH.

À l’élection présidentielle de 1990, il est le principal opposant de Jean-Bertrand Aristide et bénéficie de l’appui inconditionnel des États-Unis. Le 15 décembre 1990, la veille du scrutin, l’ex-président des États-Unis Jimmy Carter (qui dirigeait une mission de surveillance de l’élection) et l’ex-représentant des États-Unis aux Nations Unies Andrew Young rencontrent Aristide. Ils sont porteurs d’une lettre qu’ils lui demandent de signer et dans laquelle il reconnaît Marc Bazin comme président élu. Ceci se passe la veille de l’élection, alors que personne n’a encore voté. Le lendemain, les électeurs choisissent Aristide dans une proportion de 67 %, Bazin ne récolte que 14 % des voix exprimées.

Par la suite, Young a tenté d’expliquer le geste disant qu’il s’agissait d’une garantie que les États-Unis voulaient avoir car ils craignaient que si Bazin remportait l’élection, Aristide ne reconnaîtrait pas le résultat. (Voir Occupying & Obscuring Haiti de Mark Dow dans New Politics, vol. 5, no. 2, hiver 1995).

En septembre 1991, Aristide est renversé par une junte militaire qui dirigera le pays jusqu’en 1994. De juin 1992 à juin 1993, Bazin, désigné par la junte, occupe le poste de premier ministre et a pour mandat de former un «gouvernement de consensus». Certains observateurs ont prétendu que cette nomination visait à apaiser le Département d’État à Washington. Rappelons que c’est à cette époque que sévit le FRAPH (Front pour l’avancement et le progrès d’Haïti), organisme para-militaire financé par la CIA. Le bilan est lourd : 4 000 morts, 300 000 «réfugiés internes» et 60 000 «boat-people».

Or, c’est ce même Marc Bazin qui, le 21 octobre 2004, déclare sur les ondes d’une radio locale que Gérard Latortue a cru que le pouvoir qu'il détient lui a été donné par le groupe d’opposition dit des «184» pour appliquer leur politique consistant dit-il à faire la chasse aux partisans de Jean-Bertrand Aristide.

Pour citer l’AHP, «Le responsable du MIDH a précisé qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce que M. Latortue ait des préférences pour le leader des 184 André Apaid, mais il se devait de tenir balance égale entre les deux groupes, au lieu de se faire l'instrument de l'un au détriment de l'autre. [...] Le leader du MIDH a critiqué ceux qui avaient laissé entendre que la présence d'Aristide constituait un blocage au développement du pays. [...] Marc Bazin rappelé par ailleurs aux tenants du pouvoir actuel que le peuple haïtien n'a jamais donné mandat à un quelconque secteur pour faire partir le président Aristide. "Si la population avait estimé que M. Aristide ne répondait plus à ses aspirations, elle aurait pu l'exprimer à travers des élections", a fait savoir Marc Bazin, estimant que la population a des comptes à régler avec les secteurs qui ont pris sur eux la responsabilité de renverser le président Aristide.»

Comme on le sait, le gouvernement Latortue essuie de sévères critiques pour le manque de sécurité en Haïti. Par ailleurs, on apprenait que Gérard Latortue avait apporté quelques changements à son cabinet, que l'ancien général Hérard Abraham conservait son poste de ministre de l'Intérieur et des Collectivités territoriales, mais que la sécurité nationale ne relèvait plus de sa compétence mais bien de celle de David Paul Bazile, lui aussi ancien militaire, nommé secrétaire d’État à la Sécurité publique.

Mais la question est la suivante : si la situation continue de dégénérer, et que Latortue doive jeter l’éponge, se pourrait-il que Marc Bazin cherche à le remplacer en se présentant comme un candidat de «consensus»?
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21.10.04

Les visages de la répression en Haïti

Arrestation de trois anciens parlementaires du parti Fanmi Lavalas (pro-Aristide) qui venaient de participer à une revue de l’actualité de la semaine sur les ondes d’une radio locale. Selon Haïti-Progrès, «C’est sur ordre du gouvernement de facto que les agents de la PNH fortement armés et portant des cagoules ont encerclé pendant environ six heures de temps la station, avant d’y pénétrer par effraction en présence du juge Gabriel Ambroise pour arrêter les trois ex-sénateurs.»

Six cent morts en deux semaines selon le journaliste Kevin Pina qui est sur place (transcription d’une entrevue du 15 octobre). La plupart des victimes étaient des partisans du président en exil Jean-Bertrand Aristide.

Arrestation du père Gérard Jean-Juste, religieux oeuvrant dans les quartiers défavorisés, et détention illégale depuis une semaine pour «trouble à l’ordre public», un délit entraînant une amende maximum de 0,40 $ US (source, Bill Quigley, professeur de droit à l’université Loyola de Nouvelle-Orléans).

Concernant le rôle des forces dites de «stabilisation» des Nations Unies, la MINUSTAH, Brian Concannon, avocat étasunien et membre du Bureau des Avocats Internationaux (BAI) qui s’intéresse à Haïti depuis 1996 commente : «L’implication de la force des Nations Unies ne se limite pas à tolérer que ces choses arrivent, elles les appuie directement. Elle fournit un soutien à ces gens [civils en cagoules qui se disent de la police nationale] lorsqu’ils investissent les quartiers pauvres, c'est elle qui a dressé un périmètre de sécurité autour de la station de radio pour les arrestations. C’est beaucoup plus qu’un laisser-faire. Elle joue un rôle actif.»

De l’Associated Press : «Les États-Unis ont décidé de lever un embargo sur les armes imposé à Haïti depuis treize ans, selon des responsables haïtiens. [...] Les autorités américaines n’ont pas immédiatement confirmé la levée de l’embargo sur les ventes d’armes à Haïti mais le département d’État américain a affirmé qu’il considérerait au cas par cas les commandes d’armes passées par le gouvernement haïtien.»

De l’Agence haïtienne de presse : «Le Conseil des sages a fait mercredi des recommandations au gouvernement intérimaire en vue de mettre un terme au climat de violence qui secoue la capitale haïtienne depuis plus de deux semaines. [...] “Les autorités intérimaires devraient mettre sur pied un service de renseignement qui leur permettraient de frapper les auteurs intellectuels des violences”, a fait savoir M. Rouseau qui déclare rejeter l'opinion selon laquelle la pauvreté est source de violence.»

De Daniel Lak de la BBC : «Dans un immeuble de quatre étages à proximité du marché de Pétionville, j’ai trouvé ce qui semble être une petite armée, une centaine d’hommes en tenues de combat toutes neuves, plusieurs armés de fusils d’assaut. Leur commandant, Rammissanthe Ravix, un ex-officier des forces armés haïtiennes (Ndlr. Chef des “démobilisés”), propose de “nettoyer” Port-au-Prince si la police et les forces de l’ONU s’en montrent incapables. “Nous avons beaucoup d’armes, elles sont cachées, et nous avons deux plans très efficaces” m’a-t-il dit. “Nous mettrons fin à la violence en supprimant les hommes de violence.»

On se résume : le gouvernement intérimaire est engagé dans une vague de répression tous azimuts, appuyée par la force de «stabilisation» des Nations Unies, les États-Unis (qui ont appuyé le renversement d’un chef d’État dûment élu) songent à lever l’embargo des livraisons d’armes vers Haïti, le «Conseil des sages» propose ni plus ni moins de reconstituer les tonton macoutes pour espionner les intellectuels, et les militaires «démobilisés» qui réclament le retour d’une force armée nationale, tout en opérant au vu et au su de tous, promettent de «nettoyer» la capitale.

Pendant ce temps le Canada envisage pour décembre une réunion des forces de la diaspora, Marthe Lapierre de l’organisme Développement et Paix profite de la tribune complaisante de la radio publique pour accuser les partisans de Jean-Bertrand Aristide de fomenter les violences récentes, et il est question qu’Amnesty International, que l’on a vu plus empressée dans d’autres cas, dépêche en Haïti une mission d’enquête la semaine prochaine.
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17.10.04

Présumées décapitations en Haïti

On peut fixer au 30 septembre dernier, anniversaire du coup d’État de 1991 qui avait renversé une première fois le président élu Jean-Bertrand Aristide, le début de la récente vague de violence en Haïti. C’est aussi le début des rumeurs concernant les décapitations de policiers présumément perpétrées par des partisans d’Aristide et dont la presse fait depuis grand état.

Le 6 octobre, la journaliste Amy Bracken de l’Associated Press écrit : «Des membres de la force de maintien de la paix des Nations Unies et de la police haïtienne ont investi un bidonville de la capitale pour tenter de mettre fin à une campagne d’éléments loyaux au président déchu Jean-Bertrand Aristide qui ont procédé à un certain nombre de décapitations à l’instar des insurgés irakiens. [...] Trois policiers haïtiens ont été décapités la semaine dernière quand des partisans d’Aristide ont lancé l’opération appelée “Opération Bagdad”.»

Le 9 octobre, Mary O’Grady du Wall Street Journal écrit : «Cette brutalité opportuniste inclut la décapitation de trois policiers haïtiens. Les journalistes haïtiens nomment cette attaque “Opération Bagdad”.»

Des sources locales offrent une analyse pertinente des rumeurs de décapitation que nous nous permettons de reprendre ici.

«La manifestation du 30 septembre organisée par des militants pro-Aristide marque le point tournant des récentes violences politiques. Lorsque la Police nationale haïtienne (PNH) a fait feu sur des manifestants pacifiques sans armes, plusieurs rumeurs ont commencé à circuler sur les ondes des stations de radio de droite. [Ndlr. On parle ici entre autres de Radio Vision 2000, propriété de la famille Boulos proche du mouvement des “184". Voir l’article de Kevin Pina sur les médias haïtiens.] Des sources “dignes de foi” affirment que des “hommes armés masqués ont désarmé des policiers haïtiens, ont fait feu sur eux, et se sont emparés de leur véhicule qu’ils ont conduit jusqu’au quartier Bel-Air où ils l’ont incendié”. Toujours le 30 septembre, le ministre de la Justice Bernard Gousse déclare que “des manifestants ont fait feu et tué trois policiers et on croit qu’ils en ont enlevé un quatrième.” Aucune mention de “décapitation”.

On pourrait présumer que si Bernard Gousse, un fervent anti-lavalassien, n’était pas en possession des corps des policiers, ou même que s’ils avaient été décapités, il aurait fourni ces détails le 30 septembre. Le 1er octobre au matin, des nouvelles non confirmées font état de la découverte des corps décapités de trois policiers dans un autre quartier, La Saline. Très rapidement, on apprend que trois policiers ont été tués dans un échange de tirs avec des “bandits” (lire ici “trafiquants de drogue”) le matin du 30 septembre, avant même que ne se mette en branle la manifestation à l’autre bout de la ville.

C’est alors que la journaliste de l’Associated Press (AP) Amy Bracken lance la rumeur incroyable des policiers décapités qui sert à construire le mythe de l’Opération Bagdad. Utilisant des sources au parti-pris affiché, les journalistes de l’AP fournissent au gouvernement d’occupation toutes les justifications voulues pour assiéger les quartiers pauvres qui constituent des enclaves du mouvement pro-Aristide (Lavalas).»

L’élément clé dans la déconstruction du mythe de l’Opération Bagdad vient du Haiti Information Project d’après qui : «les autorités gouvernementales n’ont pas publié le nom des policiers décapités. Le gouvernement a systématiquement refusé les demandes de journalistes indépendants et de groupes de droits de la personne d’examiner les corps.»

Aucune vérification indépendante n’a donc été faite sur les allégations de décapitation.

Ce qui équivaut à une campagne de désinformation bien montée (recours au mot «terroriste» et déclinaison de «Bagdad» dans le discours) qui sert les intérêts du gouvernement intérimaire et de ceux qui, à Washington, Paris et Ottawa le soutiennent.

Par exemple, dans le dossier de la levée de l’embargo sur la fourniture d’armes à Haïti, l’AFP rapportait le 15 octobre : «Depuis le 30 septembre, des partisans armés du président déchu Jean Bertrand Aristide ont multiplié les actes de violence à Port-au-Prince dans le cadre d'une opération baptisée “Opération Bagdad”, faisant une trentaine de morts en 15 jours. [...] La levée de l'embargo sur les armes avait été également demandée ces derniers jours par le patronat haïtien qui a réclamé la “livraison immédiate” à l'État d'équipements, d'armes et de munitions, afin que “la force du droit puisse primer sur le diktat des terroristes”.»

D’autre part, la campagne sert à maintenir la pression sur Jean-Bertrand Aristide et à le rendre responsable des violences qui ont cours en Haïti. Le 14 octobre, Aristide déclarait au quotidien Le Monde : «"les responsables du coup d'Etat du 29 février sont la France et les Etats-Unis". "Ce qui se passe actuellement chez nous, le massacre d'innocents à longueur de journée, la répression aveugle, la violence, le sang, tout cela ne fait que confirmer mes premières déclarations", affirme-t-il, allant jusqu'à parler d'un "génocide". Sa conviction est inébranlable : depuis 200 ans, depuis l'indépendance, la France s'acharne à déstabiliser Haïti. Les anciens colons "ont organisé 53 coups d'Etat". Le but : "Empêcher qu'un pays de nègres soit une référence de liberté." Pour lui, il s'agit de "pur racisme". Les États-Unis et la France se sont alliés, et des millions de dollars ont été dépensés pour armer "des bandits, des vendeurs de drogue qui, aujourd'hui encore, sèment la terreur dans les rues de Port-au-Prince", assure-t-il.»

Réponse du porte-parole du Quai d'Orsay à une question du point de presse. Avez-vous une réaction aux propos tenus par l'ancien président Aristide parus hier dans un grand journal du soir? «Nous notons que l'ancien président semble, par ses propos, encourager le climat de violence qui règne actuellement à Haïti.»
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Des policiers anti-émeutes chinois partent pour Haïti

Selon l’agence Reuters, des policiers anti-émeutes chinois partent pour Haïti. «Quatre-vingt-quinze policiers anti-émeutes chinois dont 13 femmes ont quitté Pékin pour Haïti, où ils formeront le premier contingent militaire chinois jamais déployé en Occident. [...] Les policiers ont suivi une formation de trois mois à l'issue de laquelle ils ont passé des examens sous la supervision des Nations unies. Spécialement formés à la gestion des émeutes et des foules, ces policiers travailleront normalement en collaboration avec la force de paix multinationale sur l'île.»

Connaissant les hauts faits d’armes de la police chinoise en matière de gestion des émeutes et des foules, ça promet.
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